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Pour une alliance féministe et non-binaire

Par Le 05/10/2020

Quoi de mieux pour tourmenter les esprits qu’une bonne question de gauchiste ? J’entends par là une question qui ne peut qu’alimenter débats et oppositions théoriques à l’extrême-gauche. Question à laquelle les réponses se doivent d’être mesurées, précautionneuses, pour éviter à la fois les réactions exacerbées de militantis choquæs dans leurs idées, et surtout éviter d’être la source de souffrances et d’oppression. C’est ce genre particulier de question que je vais essayer de traiter dans cet article avec la prudence nécessaire. J’espère que personne ne sera heurtæ par mes propos, dans le cas contraire, j’espère que vous pourrez me pardonner.

 

Il y a quelques mois, un débat avec un ami proche a soulevé des questions auxquelles il me fallait répondre tant elles ont heurté ma sensibilité. Les lecteuris qui lisent régulièrement mes lignes l’auront probablement compris - si ce n’est pas le cas ce sera clair une fois pour toutes – je suis non-binairei. Plus particulièrement, je me considère comme non-genræ, c’est-à-dire ni homme, ni femme. Mais quel est le statut des personnes non-binaires dans la société de genre gouvernée par le patriarcat ? Voilà la question glaciale et brûlante à la fois qui sous-tend cet article. Brûlante car elle ne peut qu’éveiller rage et enthousiasme combatif. Glaciale car à sa seule évocation, les ténèbres de l’incompréhension et de l’oppression étreignent les êtres non conformes au binarisme ambiant.

Car cette question, au fond, suppose ici de douter de l’existence réelle de ces personnes. C’est ainsi que mon ami supposait que la question des non-binaires n’est pas si importante du point de vue de la lutte contre le patriarcat, puisque contrairement aux femmes et aux hommes – y compris transgenre – ce seraient seulement des gens qui ont un problème avec les stéréotypes de genre. Autrement dit, en réalité ce seraient des femmes ou des hommes qui refusent de l’être, de « choisir leur camp ».

Évidemment, de mon point de vue cet argument semble particulièrement fallacieux dans la mesure ou l’on pourrait tout aussi bien dire que les personnes transgenre binaires ont des problèmes avec les stéréotypes de leur genre assigné. Certes, la différence principale serait donc de considérer qu’elles veulent en revanche se conformer aux stéréotypes du genre opposé, mais en quoi cela les rendraient-elles plus réelles ? La seule différence fondamentale tient dans leurs performancesii de genre, elles performent les stéréotypes du genre opposé à celui qui leur a été assigné, tandis que les personnes non-binaires performent une plus grande diversité de personnages, dont ceux interdits, inenvisageables, qui brouillent les stéréotypes et s’écartent des normes. Celles-ci seraient-elles plus légitimes que celles-là ? Certainement du point de vue du patriarcat, certainement pas de celui de la lutte et des existences matérielles des individus car performer est avant tout une exigence du patriarcat pour qu’il puisse exercer son contrôle sur nos vies. Il nous faut agir conformément aux types admis dans ses classes de genre masculin et féminin. Classes qui s’enrichissent d’ailleurs en nouveau types admis avec l’intégration négociée - et toute relative – de groupes récalcitrants comme les gays et les lesbiennes à travers le bien nommé pink-washingiii et l’homonationalismeiv.

Il me semble cependant très peu probable que cette intégration progressive aie lieu en ce qui concerne les non-binaires. Pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’un concept inenvisageable pour le système intrinsèquement basé sur une opposition binaire entre des catégories ontologiquement opposées, féminines et masculines. Dans le cas où il conçoit des déviances au binarisme, celles-ci ne sont alors justement que des déviances comme le montre d’ailleurs les relations aux gays dans les zones conservatrices du patriarcat où ils sont considérés comme des non-hommes puisqu’ils ne s’ajustent pas à la soi-disant nécessité d’être attirés par les femmes. Leur intégration suppose d’ailleurs la flexibilisation des stéréotypes et des frontières de la classe des hommes et non l’intégration d’une nouvelle classe. On peut observer le même type de phénomène avec les personnes trans binaires pour lesquelles l’intégration dépend totalement de la performance et en particulier du passingv. Tout l’enjeu de leur intégration se situe ainsi dans leur capacité à performer correctement un type admis d’homme ou de femme, tout en sachant que du point de vue du patriarcat et de ses sbires, la plus petite erreur de performance est une preuve de tromperie. Pour cette sphère, quelle que soit la transition effectuée, il s’agit de la plus grande des escroquerie car peu importe que vous ayez le meilleur des passing et la plus virile des performance, si vous n’êtes pas un « homme naturel », vous n’êtes pas un homme, et symétriquement pour les femmes. Heureusement, dans la grande majorité des relations sociales, seuls le passing et la performance de genre sont accessible au jugement et leur qualité est donc seule garante de l’intégration à la classe de genre correspondante.

 

Une autre question soulevée par ce débat était celle de la place à accorder aux luttes non-binaires dans la lutte contre le patriarcat. Après tout, si l’on peut douter de la réalité matérielle des personnes non-binaires, ne peut-on pas douter davantage encore de l’existence de l’oppression systémique qu’iels subiraient ? La lutte contre l’embyphobievi ne serait-elle pas, finalement, un frein à la lutte contre le genre et à l’émancipation des principales victimes du patriarcat, les femmes ? Encore une fois, ma réponse est non. Oui, il faut le dire et le répéter, le crier toujours plus fort, les victimes du genre sont avant tout les femmes, y compris et avec d’autant plus de violence les femme trans qui subissent la transphobie en plus du sexisme. La transphobie s’applique, bien sûr, comme je l’ai déjà dit, principalement en fonction de la performance et du passing, lorsque ceux-ci ne convainquent pas la société patriarcale. Dans ce cas ci, les personnes sont reconnues comme des sortes « d’hybrides de genre » et comme tout le monde sait, notre société déteste les bâtards, ces êtres qui défient l’Ordre en ne respectant pas les classes naturaliséesvii. La hiérarchie du patriarcatviii, regardée avec une assez grande généralité pour lisser les exceptions, est en fait assez simple : au dessus sont les hommes, en dessous sont les femmes, et lorsqu’un hybride est reconnu on le met encore en dessous, ce d’autant plus qu’il s’abaisse dans la hiérarchie sociale par son comportement ou ses caractéristiques déviantes. Les femmes trans qui ne sont pas reconnues comme telles sont donc les individues les plus inférieures, dans la mesure où il s’agirait d’hommes qui abandonneraient leur statut de dominant. Les hommes trans, qui eux sont vu davantage comme des femmes cherchant à acquérir le statut dominant parviennent ainsi à être moins fortement rétrogradés, bien qu’ils le soient également en refusant de rester à leur place. Ces déviances et leurs implications hiérarchiques s’appliquent également, dans une moindre mesure et en fonction des positions relatives dans les interactions de genre, aux personnes non-hétérosexuelles.

Qu’en est-il alors des personnes non-binaires dans cette hiérarchie ? Encore une fois, tout dépend du passing et de la performance de genre de chaque personne, mais de tout façon, et c’est là à mon avis la marque de la spécificité des non-binaires, aels ne seront jamais reconnus de leur genre au sein du patriarcat. Si leur situation n’est probablement pas différente globalement de celles des personnes trans binaires, l’embyphobie peut probablement être considérée comme une forme de transphobie spécifique caractérisée par l’impossibilité structurelle du patriarcat de reconnaître le genre des personnes non-binaires. Quel que soit leur performance et leur passing, aels ne peuvent qu’être mégenræs, contrairement aux personnes trans binaires qui peuvent arriver à performer correctement leur genre. Cette situation est autant une mauvaise qu’une bonne nouvelle de mon point de vue. En effet, malgré la souffrance qu’elle peut provoquer par l’incapacité d’être reconnui comme soi-même au sein de la société, cela implique également une impossibilité totale d’intégration au sein du patriarcat, très bonne nouvelle pour la lutte contre celui-ci.

La place des personnes non-binaires dans la hiérarchie patriarcale est donc évidemment fonction de leur performance et de ce que le patriarcat en perçoit. Celles, comme moi-même, avec un passing considérées comme masculin, et reconnues comme « hommes » sont des privilégiées de la classe de genre des hommes et doivent reconnaître la domination qu’elles exercent malgré toute leur bonne volonté. Au contraire, les personnes avec un passing féminin et reconnues comme telles sont intégrées à la classe des « femmes » et subissent donc de plein fouet la domination patriarcale. Cette intégration dépendant de la performance implique évidemment pour la majorité des personnes non-binaires, performant des formes « déviantes », d’être considérées comme des hybrides et placées comme tels dans la hiérarchie.

 

Dans cette mesure, plus que la place de l’embyphobie et des non-binaires dans la lutte contre le patriarcat, c’est la façon dont iels organisent cette lutte qui a toute son importance il me semble. Ce ne sont pas les luttes non-binaires en elles-mêmes qui portent atteinte à l’émancipation vis-à-vis du patriarcat et celle des femmes en particulier mais la manière dont celles-ci s’organisent, s’intègrent et interagissent mutuellement. Il est ainsi absolument nécessaire que ces luttes visent ensemble à l’abolition du patriarcat et du genre. Pour ce faire, il est ainsi indispensable que les luttes non-binaires s’organisent à travers une lutte sans merci contre les situations de privilèges de ses membres et militent pour des revendications allant dans le sens de l’abolition du genre et non celui de la multiplication des genres. Ceci implique d’affirmer une organisation des luttes qui mettent en avant la parole et l’existence des personnes non-binaires à performances féminines et « hybrides » avant tout, subissant tout le poids du patriarcat. Cela implique également de refuser les revendications comme l’obtention d’une troisième marque de genre-sexe sur les documents d’identité pour demander au contraire la suppression de cette indication. Surtout, cela implique une collaboration étroite des luttes féministes, transféministes et non-binaires pour s’assurer que les actions et revendications se rencontrent et agissent à partir des luttes existentielles de toutes dans un intérêt commun pour un avenir libéré du genre et du patriarcat.

Zannazook

i Personne ne reconnaissant pas son genre dans le cadre strict de l’opposition binaire entre masculin et féminin.

ii Réalisation du genre en tant que jeu codifié socialement (tel acte est défini comme caractéristique de tel genre) et instauré par la reproduction régulière de ces codes.

iii A l’instar du plus connu « green washing », il s’agit pour les capitalistes d’utiliser leur soi-disant engagement pour les personnes LGBTQIA+ comme argument de vente et/ou de paix sociale (vis-à-vis principalement des personnes non politisées, libérales ou modérées).

iv Pseudo-intégration des personnes LGBTQIA+ (plutôt LGB) aux sociétés national-étatistes et capitalistes occidentales à travers la « barbarisation » des populations de pays, et de zones comme les banlieues , (particulièrement les musulmans et musulmanes) sous prétexte de leur plus forte homophobie. Un bel exemple d’utilisation de l’argument moisi « Reste calme, t’es quand même pas si mal ici, regarde comme c’est pire ailleurs. »

v Ensemble des éléments physiques permettant à une personne d’être reconnue d’un genre particulier (masculin OU féminin) par les autres personnes.

viDiscrimination, oppression visant les personnes non-binaires

viiClasses sociales, construites socialement que les dominants voudraient faire passer pour des réalités naturelles et indépassables

viii C’est une interprétation hypothétique personnelle qui me semble en accord avec mes diverses lectures sur la sociologie du genre et du patriarcat et ce que je peux en voir tous les jours. J’aimerais voir davantage de travaux sur les relations de domination intersectionnelles au sein du patriarcat qui permettrait d’affirmer ou d’infirmer cette proposition, et de préciser la hiérarchisation des classes patriarcales.

Repenser le naturalisme dialectique de Bookchin

Par Le 16/07/2020

Introduction

     Murray Bookchin est sans doute d'abord connu pour avoir intégré de manière déterminante la problématique écologique et ses enjeux actuels au sein de la pensée anarchiste. Mais nous pouvons également soulever le fait que sa conception politique se déploie dans un système métaphysique riche et complexe, le naturalisme dialectique. L'objet de cet article sera de porter un regard critique sur ce second aspect de sa pensée. En effet, bien que nous pensons que les enjeux et solutions proposés par son écologie sociale possèdent une pertinence certaine concernant un bon nombre d'aspects problématiques relatifs au monde dans lequel nous vivons et de la place des vivants dans ce monde, il apparaît cependant que son système philosophique semble entraîner un certain nombre de limitations conceptuelles. Ces limitations, que nous tenterons ici d'expliciter, doivent également à notre sens avoir des répercussions concrètes dans notre manière d'aborder l'expérience vécue ainsi que d'une certaine attitude vis-à-vis de la pensée spéculative.

 

Écologie sociale et naturalisme dialectique

     Bookchin est donc un penseur naturaliste. L'être humain, de ce fait, est considéré comme une espèce animale parmi d'autres et soumise à la théorie de l'évolution. Cependant, sa propre trajectoire d'évolution lui a conféré une certaine particularité, la conscience de soi. Cette conscience de soi, engendrée principalement par une complexification de son système cognitif lui procure liberté et créativité, c'est-à-dire le pouvoir d'influer lui-même sur son évolution par sa capacité à sélectionner et transformer son environnement, s'émancipant ainsi du déterminisme biologique. Il est donc un être capable de s'organiser en société et de générer des normes, ce qui le distingue du reste du monde naturel. Bookchin parle en ce sens d'une seconde nature humaine et sociale en contraste à une première nature déterminée.

     Cette conception de l'être humain est originale en ce sens qu'elle permet simultanément de penser l'identité et la différence dans son rapport à la nature. Il est en effet d'abord une « nature rendue consciente d'elle-même », mais cette conscience est justement ce qui caractérise sa situation singulière au sein du vivant :

« Par leur propre pouvoir mental enraciné biologiquement, les être humains sont littéralement constitués par l'évolution pour intervenir au sein de la biosphère ... Leur présence dans le monde de la vie marque un changement crucial de la direction de l'évolution à partir d'une conception largement adaptative vers une autre qui, pour le moins, se veut potentiellement créative et morale. »1

 

     Bookchin base sa notion de nature sur un organicisme mis au goût du jour par divers développements de la biologie au cours du XXème siècle. Ainsi, la compréhension du monde naturel ne s'atteint pas par une méthode analytique et réductionniste appliquée à des éléments objectifs mais davantage en prenant compte des caractéristiques des la vie organique, à savoir principalement la subjectivité, le mutualisme et la liberté. Le développement de ces caractéristiques s'entend à partir d'une théorie de l'évolution qui s'émancipe de la conception darwinienne traditionnelle de « lutte pour la vie » en soulignant l'importance de certains processus comme la diversité, l'interdépendance et la différenciation. Pour Bookchin, « la stabilité écologique ne se définit pas en fonction de la simplicité et de l'homogénéité, mais de la complexité et de la variété. »2

     Dans ce contexte, la méthode dialectique est le moyen approprié permettant de saisir rationnellement la réalité naturelle. L'évolution est en effet dynamique et se développe de façon processuelle, transformant les relations des organismes à leur environnement, leur permettant ainsi de se constituer dans leur différence et leur diversité. L'enjeu de la dialectique est ici de parvenir à penser cette double relation d'identité et de différenciation ayant cours dans les processus naturels, notamment dans le rapport que l'humain entretient avec le nature, ce que Bookchin appelle « l'unité-dans-la-différence ». Son objet est de « dériver la seconde nature de la première de manière organique […] en utilisant un mode de pensée distinguant les différentes phases du continuum évolutionnaire par lesquelles la seconde nature émerge tout en préservant la première nature comme une partie du processus. »3 De plus, Bookchin reprend le couple puissance/acte à Aristote en identifiant le processus d'évolution à la réalisation existentielle de dispositions latentes possédées par la nature inorganique : « la vie elle-même, en ce qu'elle se distingue du non-vivant, émerge de potentialités inorganiques avec toutes les particularités que celle-ci a produite de façon immanente à partir de la logique de ses formes d'auto-organisation les plus embryonnaires. »4 Ainsi, Bookchin est capable de saisir une « logique » dialectique de l'évolution portée par la participation, l'auto-organisation, la différentiation et la spontanéité. De ce fait, sa métaphysique possède également une dimension téléologique5 dans ce que l'évolution suit ici un certain développement, dont la finalité se situe dans l'actualisation organique de certaines dispositions latentes possédées par la matière inanimée.

     Cette base métaphysique lui permet de développer le volet politique et éthique de sa pensée, que nous pouvons assimiler à l'écologie sociale. Plus précisément, le modèle de société anarchiste propre à Bookchin, le municipalisme libertaire, peut se concevoir comme l'organisation permettant la réalisation des potentialités propres à l'être humain, portée par les caractéristiques que nous avons mentionnées. Ainsi, la justification de l'avènement d'une telle société se conçoit proprement comme naturelle en ce sens que celle-ci poursuit la logique de développement du processus d'évolution. Il faut cependant veiller à ne pas interpréter cela comme la réalisation d'un processus déterminé car comme nous l'avons vu, nature et déterminisme ne sont pas solidaires l'un de l'autre du point de vue de la seconde nature dans le système de Bookchin. L'humain conscient de lui-même est en effet d'abord un être libre, capable de générer des valeurs et des relations nouvelles à ses semblables ou plus généralement à son environnement en rapport à sa propre conception du monde et de sa place au sein de ce monde. L'activisme politique est donc préservé comme témoignage de la conscience de potentialités propres à l'humain dont la réalisation ne peut s'actualiser que dans une société transformée.

     Mais pourquoi la société actuelle ne permet-elle pas l'épanouissement de l'humain, la libre réalisation de ses potentialités ? Bookchin situe la racine du problème dans les rapports de domination et de hiérarchie. Ces rapports trouvent leur source dans le développement historique des différents aspects de leur constitution. Ceux-ci ne sont en effet pas uniquement sociaux, mais s'immiscent jusque dans les sphères les plus intimes de nos existences. La hiérarchie, pour Bookchin, « n'est pas simplement une condition sociale; c'est aussi un état de conscience, une sensibilité vis-à-vis des phénomènes à tous les niveaux de l'expérience sociale et personnelle. »6 Dans la pensée scientifique rationaliste moderne, l'objectivation du monde naturel et sa séparation d'avec la subjectivité humaine se voit comme la justification du rapport de domination (ou symétriquement de soumission) du second sur le premier. Les rapports de hiérarchie contreviennent aux processus de différenciation et de participation propres à la nature, et limitent de ce fait la créativité et la capacité générative permettant la réalisation des potentialités humaines. De plus, Bookchin se sert de sa dialectique naturaliste pour solidariser les problématiques sociales et écologiques. Si un rapport de domination entre l'humain et la nature a pu s'instituer, c'est d'abord par la présence d'un rapport de domination de l'humain vis-à-vis de ses semblables :

« Le concept même de domination de la nature découle de la domination de l'humain par l'humain, en effet, de la femme par l'homme, des jeunes par les anciens, d'un groupe ethnique par un autre, de la société par l'état, de l'individu par la bureaucratie, d'une classe économique par une autre. »7

 

     Le projet de l'écologie sociale que nous propose Bookchin est d'user de notre conscience et de notre discernement afin de repérer les multiples expressions des rapports de domination pouvant se glisser dans le champ de l'existence humaine, que ce soit dans la pensée et l'expérience, les rapports sociaux ou économiques, les traditions etc... Cette domination doit laisser place à une liberté permettant la participation active de chaque individu dans la vie politique et sociale, condition nécessaire à son épanouissement. Naturellement, notre comportement dominateur vis-à-vis de la biosphère elle-même n'aura plus lieu d'être, et l'émergence de liens comme l'interdépendance, la coopération et la spontanéité seront en mesure de se constituer. Cette attitude critique des rapports de domination est assurément un élément important permettant la constitution d'une société plus juste, plus libre, plus créative. Nous pouvons penser au discours d'Alexandre Grothendieck donné au CERN en 1972, dans lequel celui-ci fait part de son étonnement lorsqu'en interrogeant des collègues et des étudiants mathématiciens, il se rend compte que la majorité d'entre eux vivent sous une pression exercée par l'institution : nécessité productive de publication, jugement par les pairs, difficultés économiques... Sa prise de conscience concernant ces différents rapports de domination l'a progressivement amené à se détacher de cette institution, jusqu'à la rupture en 1988.

 

Critique de la raison dialectique naturaliste

     Depuis Hegel, la méthode dialectique s'est clairement mue en une pensée de la totalité8. Il s'agit de saisir dans la pensée l'unité logique de la chose et de sa négation, assimilé à une identité dans son devenir propre. La dialectique entend donc penser l'être dans son développement, dans la constitution d'une identité à travers un processus de transformation. De plus pour Hegel, le mouvement dialectique de l'objet est justement ce qui est pensé dialectiquement, c'est-à-dire que le développement de la réalité s'effectue dans la pensée dialectique. La tâche de la philosophie hégélienne est donc de parvenir à penser la totalité du contenu de l'expérience fourni par les sciences empiriques de manière concrète en articulant systématiquement les différents domaines de l'expérience :

«Une démarche philosophique sans système ne peut rien être de scientifique ; outre que pour elle-même une telle démarche philosophique exprime davantage une manière de pensée subjective, elle est, suivant son contenu, contingence. Un contenu a seulement comme moment du tout sa justification, mais, en dehors de ce dernier, a une présupposition non fondée ou une certitude subjective [...] La pensée libre et vraie est en elle-même concrète, et ainsi elle est idée, et, en son universalité totale, l’idée ou l’absolu. La science de ce dernier est essentiellement système, parce que le vrai en tant que concret est essentiellement en tant qu’il se déploie en lui-même et se recueille et retient dans l’unité, c’est-à-dire en tant que totalité. »9

 

     Quelques décennies plus tard, Marx s'est approprié la dialectique comme science systématique pour penser le mouvement du réel. Cependant le mouvement dialectique n'était plus situé dans la pensée, mais dans les structures d'opposition des différentes classes sociales. De ce fait, il a substitué un matérialisme à l'idéalisme traditionnel hégélien. Avec Marx, la dialectique n'est plus une forme de logique formée dans l'esprit et imposée à la réalité. C'est plutôt la réalité matérielle générée par le conflit social et les contradictions du capital qui procurent à la  raison dialectique sa référence. Le concret du concept se retrouve donc dans ces déterminations.

     Engels a repris le travail de Marx en tentant de lui donner une base plus solide. Prenant compte de la prévalence de l'être sur la pensée, de la praxis sur la théorie, celui-ci est allé plus loin en établissant la dialectique dans la matérialité des processus naturels. Sa démarche a donc consisté à remanier les concepts des sciences naturelles de son époque pour les faire adhérer à une pensée de la totalité, de la négation et de la contradiction. Ces concepts remaniés devaient avoir pour fonction de refléter la réalité matérielle des structures d'opposition de classes et des contradictions du capital.

     Pour Bookchin, ni l'usage hégélien ni l'usage engelsien de la dialectique ne sont satisfaisants. Il s'agit, selon lui, de penser le développement de la réalité suivant une conception organique de la totalité :

«Hegel l'a limitée [la dialectique] à un système cosmologique qui la confine à la théologie par sa tentative de la réconcilier avec l'idéalisme, le savoir absolu et la révélation d'un logos mystique... De manière similaire, la dialectique s'est également vue entremêlée à un matérialisme grossier lorsque Friedrich Engels l'a habillée par les « lois » du matérialisme dialectique... En effet, Engels s'était tellement amouraché de la matière et du mouvement conçus comme les « attributs » irréductibles de l'Être que dans son œuvre, la cinétique basée sur le simple mouvement a eu tendance à envahir sa dialectique du développement organique. »10

 

     La nature, pour Bookchin, se saisit donc d'abord par ses spécificités organiques et écologiques, et ce sont bien ces spécificités qui lui permettent de penser la dialectique de l'unité-dans-la-différence de la seconde nature humaine. Avec Bookchin, ce n'est plus le développement des sciences de la matière et du mouvement qui reflètent la réalité naturelle, mais celui d'une certaine lecture des sciences de la vie.

     Cependant, Bookchin ne tombe-t-il pas par cet usage de la dialectique dans le même piège que celui-ci a justement relevé dans la démarche d'Engels ? D'une certaine manière, il semble effectivement que penser la totalité par le prisme unique de l'organicisme11 signe « l'amourachement » de Bookchin à une certaine pensée biologique. Et les différentes critiques subies par le système d'Engels sont en mesure de réapparaître transposées à la dialectique de Bookchin. Nous mentionnerons ici deux de ces approches critiques : d'une part le caractère problématique du monisme matérialiste dans la pensée dialectique soulevé par Sartre dans sa Critique de la Raison Dialectique. D'autre part l'apport majeur de la philosophie post-moderne et plus particulièrement l'angle anthropologique des travaux de Philippe Descola à pointer les facteurs culturels et l'ethnocentrisme dans le développement des conceptions de la rationalité et de la naturalité dans la pensée moderne.

     Sartre reprend à Hegel la nécessité de fonder la dialectique. Selon lui, cette dernière relève d'une double spécificité : elle constitue d'abord une méthode, une forme de pensée permettant de rendre la praxis humaine intelligible dans le développement historique. Mais Sartre resitue également la dialectique dans son contexte historique en cherchant les conditions qui permettent de définir la possibilité de cette forme de raison à appréhender la réalité historique elle-même. Le matérialisme dialectique manque en effet pour lui des fondements qui puissent permettre de rendre véridique son propre contenu :

« Mais surtout le matérialisme historique a ce caractère paradoxal d'être à la fois la seule vérité de l'Histoire et une totale indétermination de la Vérité. Cette pensée totalisante a tout fondé, sauf sa propre existence. Ou, si l'on préfère, contaminée par le relativisme historique qu'elle a toujours combattu, elle n'a pas montré la vérité de l'Histoire se définissant elle-même et déterminant sa nature et sa portée au cours de l'aventure historique et dans le développement dialectique de la praxis et de l'expérience humaine. En d'autres termes on ne sait pas ce que c'est, pour un historien marxiste, que de dire le vrai. Non que le contenu de ses énoncés soit faux, loin de là; mais il ne dispose pas de la signification : Vérité. »12

     Selon Sartre, la rationalité scientifique n'exige pas la recherche de ses propres fondements. Celle-ci postule plutôt une condition, qui est celle de la rationalité du réel. Le scientifique cherchera l'intelligibilité de la réalité dans sa praxis de scientifique et soumettra sa conception de la rationalité aux données réelles acquises par son investigation :

« La praxis [scientifique] n'affirme pas même dogmatiquement la rationalité absolue du réel, s'il faut entendre par là que la réalité obéirait à un système défini de principes et de lois a priori ou, en d'autres mots, qu'elle se conformerait à un certain type de raison constituée ; le savant, quoi qu'il cherche, où qu'il aille, pose dans son activité que la réalité se manifestera toujours de manière qu'on puisse constituer par elle une sorte de rationalité provisoire et toujours en mouvement. »13

 

      La raison scientifique et la raison philosophique au niveau dialectique divergent donc en ce point précis qu'à défaut de la première, la seconde se doit d'exiger ses fondements propres. Et ces fondements, nous dit Sartre, sont à rechercher dans le développement historique des conditions de possibilité de la connaissance dialectique, qu'elle soit scientifique ou d'ordre plus général. La grande erreur du monisme matérialiste, repris à la fois par Engels et Bookchin, est d'avoir sous-estimé la dépendance historique de la raison issue de la praxis scientifique en diluant le problème dialectique des fondations dans une métaphysique reposant sur une conception anhistorique des sciences :

« Il n'y a plus à proprement parler de connaissance, l'Être ne se manifeste plus, de quelque manière que ce soit : il évolue selon ses lois propres; la dialectique de la Nature c'est la Nature sans les hommes; donc il n'y a plus besoin de certitudes, de critères, il devient même oiseux de vouloir critiquer et fonder la connaissance. Car la Connaissance, sous quelque forme que ce soit, est un certain rapport de l'homme avec le monde qui l'environne : si l'homme n'existe plus, ce rapport disparaît. L'origine de cette tentative malheureuse, on la connaît : Whitehead a dit fort justement qu'une loi commence par être une hypothèse et finit par devenir un fait […] Il n'a pas tort [le matérialisme dialectique] de prétendre s'occuper des faits et, quand Engels parle de la dilatation des corps ou du courant électrique, c'est bien des faits eux-même qu'il parle, à ceci près que ces faits risquent de se modifier dans leur essence avec le progrès de la science. »14

 

     L'approche naturaliste de Bookchin est bien sûr quelque peu différente du matérialisme d'Engels, en permettant notamment de ne pas résorber l'humain dans la première nature et en adoptant un angle plus complexe et holistique par ses influences organicistes. Mais sa dialectique repose également sur un monisme ontologique en prenant certains concepts écologiques et biologiques comme faits naturels sur lesquels l'intelligibilité des champs sociaux, culturels et historiques peuvent s'appuyer. Sartre remarque justement la dépendance historique de ces faits, et c'est une démarche similaire qu'entreprendra Descola, d'un point de vue anthropologique, en critiquant l'idée de nature propre à la modernité occidentale. Sartre croyait cependant toujours a un « progrès » de l'Histoire comme il reprend l'idée de « progrès » scientifique à Bachelard. Cette notion universalisée de progrès, en ce qu'elle reprend la source mythique de la pensée occidentale moderne comme le remarque justement Levi-Strauss, marque en notre sens les limites de sa pensée. De ce point de vue, une nécessaire critique de la dialectique naturaliste réapparaît à partir de la praxis que celle-ci a elle même engendrée, l'écologie sociale, en ce que cette dialectique, par ses ambitions métaphysiques totalisantes, représente de dominatrice. Les problématiques actuelles, selon nous, ne peuvent se résoudre par un impérialisme écologique, bien que ses enjeux demeurent bien entendu absolument décisifs pour l'avenir de l'humain et du monde.

     Pour le dire de manière générale, un bon nombre de mouvements de pensée contemporains en philosophie et dans les sciences sociales reprennent cet angle critique en soulignant les dépendances historiques, sociales, politiques ou autres des conceptions métaphysiques et épistémologiques occidentales, tout en développant des manières alternatives de penser hors de ce cadre. Nous pouvons citer en exemple Deleuze et Guattari qui, dans l'Anti-Oedipe, cherchent à sortir d'une pensée dialectique de la totalité, en construisant notamment le concept d'agencement : « Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination. Nous ne croyons plus à la grisaille d’une fade dialectique évolutive, qui prétend pacifier les morceaux parce qu’elle en arrondit les bords. Nous ne croyons à des totalités qu’à côté. » De la même manière, Derrida introduira le concept de dissémination, en l'opposant à la polysémie. La dissémination est, dans un texte, ce qui marque la rupture entre le signifiant et le signifié, ce qui s'oppose à la la totalisation sémantique. La dissémination ne possède donc pas elle-même de définition, elle marque le « surplus » échappant à la totalisation. Pour Derrida, la polysémie est ce qui « s'organise dans l'horizon implicite d'une resumption unitaire du sens, voire d'une dialectique ». « La dissémination, au contraire, pour produire un nombre non-fini d'effets sémantiques, ne se laisse reconduire ni à un présent d'origine simple [...], ni à une présence eschatologique. Elle marque une multiplicité irréductible et générative. »15 Dans ce contexte l'entreprise philosophique n'envisage donc plus la totalisation mais la critique et la déconstruction signifiante du texte, soulevant le caractère irréductible de son interprétation.

     Nous nous intéresserons principalement ici à l'ouvrage de Philippe Descola, Par-delà nature et culture. Descola entend montrer que l'anthropologie traditionnelle, basée sur le dualisme nature/culture, est incapable de rendre compte des caractéristiques des sociétés n'employant pas ce dualisme. Son ambition est donc de constituer, à l'aide d'une approche structuraliste, un « nouveau champ analytique au sein duquel le naturalisme moderne […] ne serait que l’une des expressions possibles de schèmes plus généraux gouvernant l’objectivation du monde et d’autrui ». Ses différentes recherches anthropologiques sur des sociétés très diverses servent d'appui pour caractériser quatre systèmes ontologiques, dont le naturalisme occidental ne serait qu'un type particulier. Ces systèmes ontologiques sont structurés suivant une caractérisation relationnelle continue ou discontinue, à des niveaux d'intériorités (c'est-à-dire la subjectivité ou d'intentionnalité) et de physicalités (propriétés matérielles ou organiques). Concernant les trois autres types, ni le terme de « nature » ni celui de « culture » ne sont appropriés afin de caractériser les différentes entités ontologiques. Par exemple, les sociétés animistes assument une continuité au niveau de l'intériorité. Ainsi, toutes les entités ontologiques se voient attribuées les mêmes caractéristiques subjectives et intentionnelles, elles sont en quelque sorte des « humains déguisés ». De plus, afin d'établir son programme ontologique, Descola entreprend une généalogie du concept moderne de nature. La nature n'est pas ici « découverte » par une raison dialectique ou autre, mais « peu à peu construite comme un dispositif ontologique d’un genre particulier servant d’assise à la cosmologie des modernes ».

     Bien entendu, Bookchin parvient à s'extirper du dualisme nature/culture et nature/société par son concept de seconde nature. Mais il s'agit ici d'exprimer clairement le fait que ce dépassement s'inscrit justement dans une résolution dialectique, qui se pose dans un monisme naturaliste. Pour user des termes de Descola, Bookchin reprend bien la continuité des physicalités propre au naturalisme, c'est le cas de le dire, moderne. Ce constat nous pousse donc une nouvelle fois à adopter une posture critique vis-à-vis de la métaphysique de Bookchin, en ce que celle-ci prétend à la totalité, à l'universalité. Il s'agirait de se proposer de repenser cette dialectique à l'aune des différentes contingences historiques, culturelles, sociales qui ont permis son élaboration afin de saisir plus précisément ses limites et éventuellement sa transformation. D'un certain point de vue cette entreprise s'accorderait d'ailleurs tout à fait avec l'ambition associée à ses effets pratiques, à savoir l'exigence de développer davantage de diversité, de complexité par la sortie des rapports de domination.

     Les critiques « historiques », « culturelles » et « structurelles » que nous avons rapportées peuvent en un certain sens laisser planer « l'ombre menaçante » du relativisme. Bookchin s'en est régulièrement pris, parfois de façon véhémente, à ces sombres apôtres du « relativisme culturel » qui par leur manie de s'occuper à réduire à néant toute entreprise de pensée rationnelle et universelle, risquent fatalement de nous entraîner dans l'inaction politique. Morceau choisi :

« Cette constellation de positions relativistes, qui s'étend de la plus simple à la plus exotique, ne peuvent être critiquées rationnellement car elles rejettent la validité rationnelle et indépendante des formulations conceptuelles elle-mêmes, apparemment « limitées (constricted) » par les revendications de la raison. Pour les nouveaux relativistes, la « liberté » s'arrête là où les revendications à la raison commencent - en fort contraste avec les anciens Athéniens, pour qui la violence commençait là où le discours rationnel s'arrêtait. Le pluralisme, le décentrement du sens, le rejet des fondations et l'hypostase de l'idiosyncrasie, de la contingence éthique et sociale, et du psychologique - tout cela semble faire parti du délabrement (decay) culturel massif correspondant au délabrement objectif de notre ère. »16

 

     Ce genre de propos révèlent un Bookchin particulièrement « remonté » contre les relativistes. Mais a-t-il raison au fond, d'opposer à la vocation rationnelle et universaliste un rejet catégorique de fonder tout projet philosophique, et par extension éthique et politique ? Est-on forcé d'admettre lorsque l'on est relativiste que « tout se vaut » ? C'est une question que nous allons tenter d'explorer dans la suite.

 

« Laisse-toi affecter ! » nous dit Stengers.

    L'un des aspects de la démarche de pensée d'Isabelle Stengers consiste à reprendre les réflexions du philosophe-mathématicien A.N. Whitehead afin de proposer une conception alternative de l'entreprise philosophique, de manière notamment à « nous aider, hier comme aujourd’hui, à desserrer les dilemmes incontournables qui nous étranglent. » Le parallèle entre relativisme philosophique et relativisme des valeurs constitue bien sûr l'un de ces dilemmes. Nous nous appuierons ici sur le dernier ouvrage d'Isabelle Stengers, Réactiver le sens commun, afin de proposer une manière de sortir de l'association si souvent faite entre ces deux formes de relativisme. Cela présentera par le même coup une nouvelle conception de l'attitude philosophique ou spéculative, qui à notre sens est en mesure de s'inscrire dans une certaine lecture de l'écologie sociale de Bookchin.

     Stengers, donc, nous introduit à la conception whiteheadienne de la philosophie par l'intermédiaire d'une interprétation alternative de la démarche socratique qui, lorsqu'elle n'est pas directement associée à la fondation pure et simple de la philosophie occidentale, en constitue tout du moins un moment majeur. Nous connaissons le Socrate contradicteur, maître du logos, pointant les failles argumentatives dans les prétentions à la connaissance des Athéniens, sans se prononcer sur leur éventuelle résolution, et qui lui-même « ne sait rien ». Nous connaissons également le Socrate prolongé par Platon, dont les apories apparentes doivent à terme se laisser remplacer par le savoir transcendant des Idées. Il y a également le Socrate dissident de l'affirmation sceptique et de la propagation du doute, qui entraîneront son jugement et son empoisonnement.Cependant, ces trois conceptions admettent un point commun car en effet « ceux à qui il s’adresse sont toujours des citoyens « ignorants » qui, priés de définir le vrai, le juste, le courage, proposent des cas, des échantillons qui, lui est-il facile de démontrer, entraînent des définitions divergentes. » Et ces divergences, dans tous les cas, sont censées refléter le signe de leur inaptitude à la connaissance.

     Mais pour Whitehead, et c'est ici que se situe l'originalité de sa démarche, nous ne sommes pas sommés de conclure de la divergence des définitions une telle inaptitude à la connaissance. La tâche du philosophe doit plutôt être de prendre acte de ces divergences sans les disqualifier de fait. Il s'agit bien sûr de cerner leurs limites, ce qu'elles omettent dans leur hypostase, mais également de travailler ce que celles-ci « font importer », c'est-à-dire de prendre en compte leur dimension affirmative comme caractéristique irréductible de l'existence elle-même. Ainsi les citoyens Athéniens ne sont pas considérés comme des « ignorants », mais comme tributaires d'une certaine manière de penser, d'affirmer l'existence. Ce que pointe le Socrate de Whitehead, c'est justement l'impossibilité d'élever en valeur ou connaissance universelles ces « modes de faire importer ». Celui-ci appelle donc le philosophe non pas à trouver « la solution » qui permettrait de dépasser ces contradictions, mais plutôt de situer la pensée dans la prise de conscience de ce que les différentes propositions de la vie courante présupposent, et du même coup ce qu'elles excluent :

« Voici donc une tout autre figure de l’ignorance. Les citoyens « réveillés » par Socrate n’en auraient pas abandonné pour autant comme sans valeur leurs premières propositions. L’interpellation de Socrate les aurait pris au dépourvu. Ils sauraient qu’ils se sont laissé surprendre par une question inusitée et que, en ce sens, démonstration a été faite de leur « ignorance ». Mais le savoir dont leurs propositions témoignaient, si son expression s’est révélée partiale, n’aurait pas été annulé pour autant. Il faut alors imaginer un Socrate qui a besoin que les citoyens d’Athènes ruminent, acceptent qu’il n’y a pas lieu de prêter autorité aux lieux communs qui meublent la pensée courante, mais sans pour autant être prêts à renier les aspects de l’existence que leurs propositions faisaient importer. Que du contraire, leur rumination devrait activer ce sens de l’importance, la rattacher à un aspect de l’existence, un aspect qui appartiendrait à l’existence elle-même, irréductible à ce que nous avons pris l’habitude de renvoyer à la relativité du « subjectif ». »

 

     La philosophie ne se définit ainsi ni comme une conquête ni comme une découverte, mais comme une aventure. L'aventure philosophique témoigne d'une certaine attitude face à la pensée qui, avant de chercher des réponses, nous amène à nous demander ce que les propositions que nous utilisons couramment, que nous prenons pour triviales, contiennent d'implicite. La compréhension, qui vient éventuellement dans un deuxième temps, ne signale pas un mouvement totalisant de dépassement ou de critique excluante. Celle-ci permet de saisir plus clairement la multiplicité des dimensions de l'existence, ce qui peut mener à l'émerveillement. « La réponse de la philosophie au sens commun qui rumine n’éradiquera pas, par sélection et hiérarchie, la discordance, et elle ne la pacifiera pas non plus en assignant à chaque aspect de l’existence un territoire soigneusement borné. De telles solutions ne sont pas de celles qui suscitent l’émerveillement, mais plutôt la triste acceptation d’une finitude qui voue à penser sous surveillance – triomphe de la critique. » L'aventure philosophique s'envisage donc comme l'exigence de dégager une certaine cohérence dans cette multiplicité discordante donnée par nos différents modes d'abstraction, une cohérence qui n'est pas à découvrir, mais à créer. Cette cohérence s'inscrit toujours dans le concret de la situation et non dans le mode de pensée abstrait lui-même.

     Dans son ouvrage, Stengers mentionne la parole d'un Indien Omaha s'entretenant avec une pierre. Au premier abord nous serions conduits à penser, nous autres occidentaux, que cette manière qu'a l'Indien de parler à la pierre comme il parlerait à quelqu'un est au moins incompréhensible, au plus absurde. Ce que Stengers nous invite à considérer, ce n'est ni le pur rejet de ce que l'Indien « fait importer » dans sa posture et son énoncé ni son symétrique, c'est-à-dire de justifier universellement sa démarche et de proclamer que l'Indien « a raison ». L'Indien doit plutôt nous amener à problématiser, c'est-à-dire à nous poser la question de ce qui nous importe pour qualifier la situation telle que nous la qualifions :

« Il ne s’agit pas du triste relativisme de « chacun son mode de pensée », un relativisme sans effort, ironique, un avatar de la bifurcation de la nature. Il s’agit de reconnaître à l’Indien le pouvoir de nous situer. Et ce pouvoir n’est pas celui de nous faire reconnaître qu’il sait « mieux que nous » ce qu’est « vraiment » un bloc de pierre, car c’est nous qui ne pouvons pas nous empêcher de passer de l’expérience à la question de ce dont cette expérience est, ou non, le témoin fiable. L’Indien n’en demande pas tant, il se demandera sans doute plutôt ce qui nous prend quand nous posons de telles questions. Et c’est en effet là peut-être la version tentaculaire de la question, celle qui nous touche et peut nous forcer à penser : qu’est-ce qui nous prend ? Qu’est-ce qui nous a pris ? Quelle pensée nous fait penser les pensées des autres sur un mode qui fait de nous les maîtres du sens à attribuer à notre expérience et à la leur ? Qu’est-ce qui donne à nos idées ce pouvoir furieux ? »

 

     Nous devons nous laisser affecter par l'Indien. Non pas parce que celui-ci est en mesure de nous fournir l'expérience d'une nouvelle dimension de l'existence qui serait la sienne, mais de nous laisser pénétrer par ce que celle-ci nous renvoie, la possibilité nouvelle de penser et d'expérimenter autrement, et du même coup de saisir plus distinctement les limites de notre propre champ de pensée et d'expérience. Plus de place ici pour le dilemme relativiste. Il ne s'agit ni d'affirmer l'équivalence de « l'animisme » de l'Indien avec notre « naturalisme », ni de proclamer un vainqueur qui gagnerait les faveurs de la « réalité » ou de la « vérité ». Ni même l'anthropologie de Descola, dans sa prétention objectivante, ne serait d'aucun secours ici. Il s'agit simplement de prendre acte de l'affect que produit l'indien sur nous afin d'en dégager un problème, qui se trouve justement être celui qui nous pousse à nous formuler la situation en ces termes.

« Ose goûter la manière dont la situation qui t’est proposée t’affecte, sur quel mode elle te fait sentir et penser, pourrait alors devenir une devise honorable pour la pensée critique, qui ne renvoie pas à l’obscurité les croyances et les superstitions. »

 

     De ce point de vue, notre critique de la dialectique naturaliste ne doit pas être conçue comme une mise au ban « tout d'un coup » de cette métaphysique. Cette critique doit plutôt viser à cerner ses limites spéculatives et d'exiger de la repenser afin d'en donner une cohérence avec ce que celle-ci ne fait pas importer. Il nous semble qu'une certaine lecture des outils fournis par l'écologie sociale, et tout particulièrement la conception bookchinienne de domination et de hiérarchie, constituent des outils particulièrement pertinents afin de poursuivre ce chemin. Deux pistes nous semblent en outre particulièrement intéressantes à traiter. D'une part la prise en compte tout ce que ce que nous appelons « affect » implique. Il s'agit en effet de parvenir à penser dans ce cadre la question corporelle et les différentes dimensions de l'expérience sensitive. Les propositions de John Clark peuvent en ce sens constituer une ressource pertinente.17 D'autre part de s'interroger sur la question de l'Utopie socialiste, notamment dans sa visée universelle et ses affinités avec le matérialisme et la dialectique.

Sacha Aksin

 

Références

  • Bookchin, Murray. Remaking Society. Montréal: Black Rose Books, 1992.

  • ———. The Ecology of Freedom. https://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-theecology-of-freedom.

  • ———. The Philosophy of Social Ecology. https://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchinthe-philosophy-of-social-ecology-1.

  • ———. Toward an Ecological Society. Montréal ; Buffalo: Black Rose Books, 1980.

  • Clark, John. « Au-delà de l’universalisme et du relativisme: vers une théorie naturaliste dialectique de la valeur ». In Tout est relatif--Peut-être, Atelier de création libertaire., 1997.

  • Curran, Giorel. « Murray Bookchin and the Domination of Nature ». Critical Review of International Social and Political Philosophy 2, no 2 (juin 1999): 59-94. https://doi.org/10.1080/13698239908403276.

  • Derrida, Jacques. Positions. Les éditions de Minuit., 1972.

  • Descola, Philippe. Par-delà nature et culture. Folio, 2015.

  • Hegel, Georg Wilhelm Friedrich. Phénoménologie de l’esprit. Librairie Philosophique Vrin, 2006.

  • Leff, Enrique. « Murray Bookchin and the End of Dialectical Naturalism ». Capitalism Nature

  • Socialism 9, no 4 (décembre 1998): 67-93. https://doi.org/10.1080/10455759809358834.

  • Sartre, Jean Paul. Critique De La Raison Dialectique. Paris: French and European Publications Inc, 1999.

  • Stengers, Isabelle. Réactiver le sens commun. La Découverte, 2020. https://doi.org/10.3917/dec.steng.20

 

1Murray Bookchin, Remaking Society (Montréal: Black Rose Books, 1992).

2 Murray Bookchin, The Ecology of Freedom, https://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-the-ecology-offreedom.

3 Murray Bookchin, The Philosophy of Social Ecology, https://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-thephilosophy-of-social-ecology-1.

4 Bookchin, The Ecology of Freedom, https://theanarchistlibrary.org/library/murray-bookchin-the-ecology-of-freedom.

5 Ce terme doit être entendu ici en référence à la philosophie d'Aristote. Dans son naturalisme, il distingue quatre types de causes : cause matérielle, cause formelle, cause efficiente et cause finale. « Téléologique » renvoie ici à la cause finale, c'est-à-dire au fait que pour Aristote, tout être se transforme en vue d'une fin déterminée, qui coïncide avec sa réalisation propre.

6 Bookchin.

7 Murray Bookchin, Toward an Ecological Society (Montréal ; Buffalo: Black Rose Books, 1980).

8 Le terme de totalité doit ici se considérer d'un point de vue dialectique. Défendre une totalité dialectique, c'est défendre l'idée que l'ensemble des dimensions de l'existence humaine et du monde peuvent se saisir dans l'unité de la pensée dialectique.

9 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Phénoménologie de l’esprit (Librairie Philosophique Vrin, 2006).

10 Bookchin, The Philosophy of Social Ecology.

11 L'organicisme est une doctrine philosophique qui entend saisir la réalité en terme d'organisme, d'organe, d'organisation. C'est donc une notion assez large. Celle-ci peut s'accorder avec la notion de totalité dialectique, dans le sens où l'organiciste considérera l'organisme comme un tout qui n'est pas réductible à ses parties. Les différentes parties (organes au autres) participent à la subsistance de l'organisme, et l'organisme lui-même assure en retour la subsistance des parties par son organisation propre et les relations d'interdépendance entre les différentes parties.

12 Jean Paul Sartre, Critique De La Raison Dialectique (Paris: French and European Publications Inc, 1999).

13 Sartre.

14 Sartre.

15 Jacques Derrida, Positions, Les éditions de Minuit, 1972.

16 Bookchin, The Philosophy of Social Ecology.

17 John Clark, « Au-delà de l’universalisme et du relativisme: vers une théorie naturaliste dialectique de la valeur », in Tout est relatif--Peut-être, Atelier de création libertaire, 1997.

Pour une transversion écologiste sociale

Par Le 26/05/2020

La politique n'est jamais qu'une affaire de mots (et de luttes). Des mots pour concevoir et transmettre les idées qui nous animent. Si les mots ont du sens, il nous faut donc choisir les bons mots. Des mots qui vont exprimer suffisamment pour dire tout ce qu'il y a à dire, mais pas assez pour qu'on leur fasse dire ce qui n'est pas nous.

Chez les écologistes, le choix des mots est d'autant plus important que plus rien n'y est clair. Les écolos y sont maintenant aussi bien de gauche que de droite, capitalistes ou anticapitalistes, progressistes ou primitivistes, libertaires ou autoritaires. Bien sûr il y a des distinctions possibles, entre écologistes libéraux, les écosocialistes, les écologistes sociaules, les écologistes patriotes, etc. Mais tout ça n'est qu'affaire de spécialistes et pour la majorité des gens il n'y a guère qu'un moyen qui s'est imposé pour différentier les écologistes : le moyen d'action qu'ils proposent.

Aujourd'hui il y a essentiellement trois écologismes qui forment deux blocs : la transition ou la révolution. Des mots qui parlent. Qui se sont imposés partout dans les discours. La révolution bien sûr est là depuis longtemps et n'a fait qu'incorporer l'écologisme qu'elle a théorisée1 à ses ambitions plus larges.

La transition quand à elle théorisée par Rob Hopkins, s'est vue octroyée un essor fabuleux en quelques années par l'intermédiaire des politiques et médias qui ont sautæs sur l'occasion de relier durablement l'écologisme à un concept qui propose un vague changement. Un changement progressif qui s’appuierait sur les valeurs libérales de l'action et de la responsabilité individuelle. Permettant ainsi de culpabiliser les classes populaires qui ne feraient pas assez d'efforts ainsi que les politiques auxquells on s'en remet pour mettre en place les changements d'envergure. Ce ne serait presque pas de la caricature de dire que pour la transition, le passage à un monde écoresponsable ce n'est qu'agir individuellement pour faire pression sur les politiques et les entreprises pour les inciter à agir aels-mêmes. La question du capitalisme et de l'Etat-Nation n'est pas abordée, ou très à la marge, pour considérer qu'un monde écologiste est possible, demain, même sans les remettre en cause.

La transition est multiple et c'est là la cause de ces soucis, ne s'étant pas clairement définie autrement que par le changement, elle se retrouve à agréger aussi bien les tenants de l'environnementalisme gouvernemental et capitaliste que ceux de la nouvelle collapsologie. Celle-ci radicalise relativement la transition pour une raison simple : pour elle, le système actuel va s'effondrer et il nous faut donc agir maintenant pour que demain nous puissions gérer cette hécatombe. Mais là encore, problème, le "système industriel" qui va s'effondrer n'est presque jamais relié à la question du système capitalo-étatiste. On peut observer au contraire que nombreuxe sont les théoricieis et partisanis de la collapsologie qui mobilisent leur concept d'effondrement dans le but de susciter le mouvement politique et de permettre la justification de l'imposition relativement autoritaire de comportements et normes environnementales.

Les écologistes sociaules dans tout ça sont évidemment issus du camp de la révolution dont les théories de Murray Bookchin font une formidable synthèse. Car sous les simples mots d'écologie sociale qui renvoient avant tout à la domination sociale que l'huma exerce sur la nature parce qu'ael l'exerce sur ses semblables, se cache une association multiple que je résumerai ainsi : l'écocommunisme libertaire communaliste et progressiste. Mais si la révolution est à l'origine et tient toujours une place de choix dans l'écologie sociale, M. Bookchin y a associé d'autres modes d'actions et particulièrement celui de s'organiser à l'intérieur de la société actuelle pour y mettre en place les institutions et les actions de la nouvelle société à venir. Partant du principe que c'est le seul moyen de permettre à la révolution de s'établir sur des bases sûres quand elle adviendra et d'éviter ainsi toute récupération par les contre-révolutionnaires de tous horizons. Ce mode d'action est à mon avis l'occasion de forger une nouvelle identité écologiste dans le monde actuel. Une identité qui ne soit pas directement liée à la révolution, qui semble avoir perdu son attrait par toute la négativité que le pouvoir lui a associée et par la peur qu'elle peut susciter, mais qui ne l'oublie pas pour autant. Une identité qui puisse traduire correctement l'action qui nous anime et qui puisse faire sa peau à la transition qui enlise l'écologisme dans le capitalisme.

Choisir le bon mot. On peut reconnaitre à la transition qu'elle n'a pas trop mal choisi son nom, trans eo : "aller au delà". "Au delà". J'aime bien, ça suppose une direction, un changement d'état, un nouveau monde. Mais si ce nouveau monde vient de celui-ci, si c'est lui qui va au delà de lui-même, qu'on le porte au delà de lui-même, non merci ! Pas très envie de risquer de garder ses bases oppressives...

La transversion c'est beaucoup mieux ! On pourrait dire traversion aussi. Soyons transversivis !

Transversare, "traverser ; verser au delà", transvertere,"tourner au delà; détournement". A beaucoup d'égard, le mode d'action de l'écologie sociale c'est de traverser la société de domination. Tandis que la transition suppose la métamorphose, le passage de la société d'un état à un autre, l'évolution du capitalisme en une société écoresponsable, la transversion propose tout autre chose : remplacer la société par une autre.

Traverser c'est changer de bord, se mettre en travers de la route du capitalisme. C'est aussi se trouver à l'intérieur de lui, entouré par lui et finir par le percer de part en part pour l'avènement d'une autre société. Traverser ce n'est pas réformer la société mais la mettre à bas de l'intérieur et en travers d'elle pour lui substituer la nouvelle société que nous voulons. Remplacer ses bases par de nouvelles. Traverser c'est verser le capitalisme dans l'au delà.

Traverser c'est aussi passer des frontières, passer au delà de ce qui nous est commun pour se confronter à l'inconnu ou le méconnu. C'est en traversant ces frontières entre nous qu'on crée le lien social, vecteur de l'écologie sociale. C'est par là que la transversion renoue toujours plus avec la révolution libertaire. Elle est transversale, intersectionnelle, elle assemble les luttes contre toutes les oppressions et les transcende. La transversion ne peut accepter aucune oppression, elle ne peut pas plus laisser vivre l'Etat-Nation que le capitalisme. Pas plus que le patriarcat ne pourrait lui survivre. Sa lutte est sans concession.

Dès son origine l'écologie sociale était une passeuse de frontière, à l'image de son fondateur qui a traversé le spectre révolutionnaire avant d'en proposer un dépassement synthétique. A présent, il ne tient qu'à nous, écologistes sociaules et autres écologistes radicaules et libertaires, si mon idée vous séduit, d'être transversivis et de porter la transversion comme mode d'action contre la société de domination et ses systèmes oppressifs et pour l'émancipation et l'harmonie.

 

Zannazook

 

1 Elisée Reclus notamment.

Ecologie sociale : racines et floraisons

Par Le 26/04/2020

Quoi de plus important pour débuter le blog de l’IDEAl que de commencer par présenter le projet politique que nous cherchons à promouvoir : l’écologie sociale.

Celle-ci tire son origine des travaux et propositions de Murray Bookchin, libertaire américain, depuis les années 50 et jusqu’à sa mort en 2006. Comme tout écologisme, il s’agit d’un projet politique visant à permettre une vie humaine qui ne détruise pas la nature et la vie qui nous entoure, cependant, elle se démarque par sa démarche analytique radicale et constructiviste. En effet, Bookchin propose une origine sociale de la destruction de la nature, la domination de celle-ci étant analysée comme l’extension au monde de la logique de domination instituée dans les sociétés humainesi. Ainsi, pour résoudre les problèmes écologiques de nos relations à la nature, il nous faut simultanément résoudre les problèmes sociaux de nos relations entre humains. La protection et la conservation du monde vivant ne pourra pas se réaliser sans l’émancipation des humains.

A partir de ce constat, Bookchin s’appuie sur son bagage militant - d’abord marxiste-léniniste, trotskiste puis anarchiste - pour proposer une analyse synthétique du capitalisme et de ses structures de dominations dans le but de déterminer précisément quel est l’ennemi à abattre. Il insiste notamment sur l’intrication fondamentale entre Capitalisme et État et la nécessité d’en finir parallèlement avec l’un comme l’autre si l’on veut s’émanciper de la société de domination. Impossible en effet d’en finir avec le capitalisme tout en gardant l’état car ce dernier a besoin du premier pour fonctionner, pour financer son fonctionnement et sa bureaucratie à partir de l’exploitation du travail des producteurs et productrices. Inversement, le capitalisme a besoin de l’État pour organiser le développement et la perdurance des marchés ainsi que le maintien de l’ordre et la défense de la propriété lucrative. Pour en finir avec la société de dominations, il nous est donc nécessaire de changer d’organisation sociale, de structure politique. Pour sortir du capitalisme et de l’État, Murray Bookchin propose de réaliser une transformation totale de la société sur de nouvelles bases éthiques et politiques.

 

Un naturalisme éthique et unificateur

L’écologie sociale de Bookchin envisage tout d’abord l’union, et non la séparation, de l’humain et de la nature sous la conception de nature première et nature seconde. C’est-à-dire l’idée selon laquelle humain et nature forment une unité (la nature première, « naturelle ») au sein de laquelle l’humanité peut et doit trouver son propre chemin à partir de sa particularité consciente (la nature seconde, « culturelle »)ii. Soit comme le disait Elisée Reclus « l’humanité c’est la nature prenant conscience d’elle-même »iii. De cette idée découle le principe fondamental d’interdépendance et d’unité dans la diversité. Concernant aussi bien la nature première : l’unité des diverses formes de vie et d’existence au sein de la nature, que la nature seconde : l’unité des diverses formes d’humains au sein de la « culture ». La diversité, dans ses multiples formes, est défendue en particulier pour son apport innovateur et créateur permettant la stabilité – la résilience – de la nature et de la société en lui donnant une meilleure capacité de résolution des problèmes. Chacune des formes étant dépendante de l’existence des autres et des relations qui les lient ensemble au sein de la nature.

Le développement et l’orientation de la société, cette nature seconde cherchant son propre chemin au sein de la nature première doit s’effectuer sur la base d’un naturalisme dialectique. Celui-ci consiste en une démarche éthique basée sur la nature, « fondement de l’éthique sans être éthique en soi »iv et partant de ce qui devrait être – l’idéal éthique – comme base de ce qui est – la meilleure société possible dans les conditions matérielles (naturelles) présentes. En somme, si la perfection n’existe pas, il est possible de trouver dans la nature une source d’inspiration à partir de laquelle s’imaginer cet avenir parfait, inatteignable mais servant de base à la construction de la société.

 

Une société du collectif commun

A partir de cette démarche éthique et de son analyse des dominations, l’écologie sociale cherche à redonner à l’être humain, en chaque individu, la capacité de se réaliser lui-même en fonction de ses envies et préférences, en lien avec les autres humains et la nature. Cet objectif implique alors le développement d’une économie de type communiste correspondant à l’aphorisme de Louis Blanc : « De chacun selon ses facultés à chacun selon ses besoins »v. La production devant servir l’existence de l’humanité et non l’inverse. Celle-ci constitue avant tout un outil de satisfaction des besoins essentiels et sa réalisation est l’affaire de toutes et tous. Le travail de production est ainsi réparti entre tout le monde en fonction des capacités de chacun et chacune. Cela implique une forte réduction du temps de travail permettant aux personnes de s’adonner davantage à des activités créatives et sociales selon leurs envies. Afin de permettre d’accroître encore le temps libre des gens, l’écologie sociale promeut le développement d’une technologie libératrice à partir de la réappropriation commune et individuelle des sciences et des techniques permettant de les remettre au service de l’humanité et de la nature.

Comme on peut le voir, la nouvelle société proposée par Bookchin, implique une réappropriation collective de la capacité de décision des personnes sur l’organisation de leur vie. Cette réappropriation de la politique, le municipalisme libertaire ou communalisme, s’effectue à travers un système de décision directe, à l’échelle des communes ou des quartiers dans lesquels chaque personne participe à la décision au sein d’assemblées générales. Ces communes forment alors des confédérations leur permettant de répondre à des problématiques quelles ne peuvent résoudre seules (ressources « rares » ou mal réparties, infrastructures coûteuses, etc.). Les représentants des différentes communes au sein des confédérations sont soumis à des mandats impératifs et une révocabilité permanente pour garantir la souveraineté de l’assemblée communale sur les décisions prises dans l’assemblée confédérale.

 

Une stratégie de long terme

Enfin, pour parvenir à cette révolution écologiste sociale, Bookchin propose une méthode d’action que l’on peut rapprocher du gradualisme d’Errico Malatesta, constituant à agir ici et maintenant pour aller vers la société idéale par cumul progressif d’avancées conquises à travers les luttes avec l’aide et en s’associant à d’autres forces qui n’ont pas nécessairement les mêmes idéaux. La stratégie écologiste sociale - que j’ai proposé d’appeler « transversion » dans un précédent article – diffère cependant du gradualisme d’une part parce qu’elle prend acte de la non éminence d’une révolution, et d’autre part parce qu’elle ne propose pas de possible réformes réalisables dans le système. Il va sans dire qu’elle soutient ce genre de réformes qui peuvent améliorer la vie des opprimæs, mais son objet est autre : se construire en parallèle du système et en travers de sa route, petit à petit, pour être prêt à prendre sa place lorsque arrivera sa chute.

 

Aujourd’hui, l’écologie sociale est en pleine expansion autour du monde, sous diverses formes plus où moins fidèles, et trouve un écho particulier en France au sein du mouvement des Gilets Jaunes. Pour continuer à la faire vivre et à lui donner des objectifs à la mesure de ses ambitions d’émancipation et d’harmonie, pour nous permettre d’aller vers un avenir désirable, il nous faut donc en faire la critique. Questionner ses certitudes, analyser ses angles morts, proposer de nouvelles approches à la lumière des nouvelles pensées et situations que ce nouveau siècle porte avec lui.

Parmi toutes les militantes et militants qui permettent cette évolution permanente, je citerai ici Floréal Romero et Vincent Gerber dont j’ai pu voir les intéressantes propositions, notamment à travers (respectivement) son dernier livrevi, et un article sur la gestion collective des technologiesvii.

De mon côté, je chercherai dans un premier temps à faire la critique de la représentation naturaliste sur laquelle repose actuellement l’écologie sociale. Celle-ci devant à mon avis être dépassée parce qu’elle est proprement moderne et occidentale et ne peut donc pas adresser un avenir aux humains, et parce qu’elle avalise encore bien trop à mon goût un dualisme séparant humains et non-humains. Trahissant par là son principe « d’unité dans la diversité » car bien que très pousséeviii, la conception de Bookchin ne parvient pas à se libérer totalement de cette idée d’une nature rassemblant tous les non-humains au sein d’une même entité miroir d’une entité humaine.

 

Zannazook

 

iM. Bookchin. (1982). Qu’est-ce que l’écologie sociale ? Atelier de création libertaire. Lyon : septembre 2012 (quatrième édition).

iiM. Bookchin. (1982). The Ecology of freedom. Cheshire Books. Palo Alto : 1982.

iiiE. Reclus. (1905). L’Homme et la Terre. Tome I.

ivM. Bookchin. (1982). The Ecology of freedom.

vL. Blanc. (1839). Organisation du travail.

viF. Romero. (2019). Agir ici et maintenant. Editions du commun. : octobre 2019.

viiV.Gerber. (2019). « Faire de la technique un enjeu politique ». Socialter (Hors série n°6) L’avenir sera low-tech. : mai 2019.

viiiIl conteste notamment l’idée d’une nature objective pour la doter d’une forme de subjectivité créatrice, tant parmi les vivants que les non vivants.