Liam Gonzalez

Pour une alliance féministe et non-binaire

Par Le 05/10/2020

Quoi de mieux pour tourmenter les esprits qu’une bonne question de gauchiste ? J’entends par là une question qui ne peut qu’alimenter débats et oppositions théoriques à l’extrême-gauche. Question à laquelle les réponses se doivent d’être mesurées, précautionneuses, pour éviter à la fois les réactions exacerbées de militantis choquæs dans leurs idées, et surtout éviter d’être la source de souffrances et d’oppression. C’est ce genre particulier de question que je vais essayer de traiter dans cet article avec la prudence nécessaire. J’espère que personne ne sera heurtæ par mes propos, dans le cas contraire, j’espère que vous pourrez me pardonner.

 

Il y a quelques mois, un débat avec un ami proche a soulevé des questions auxquelles il me fallait répondre tant elles ont heurté ma sensibilité. Les lecteuris qui lisent régulièrement mes lignes l’auront probablement compris - si ce n’est pas le cas ce sera clair une fois pour toutes – je suis non-binairei. Plus particulièrement, je me considère comme non-genræ, c’est-à-dire ni homme, ni femme. Mais quel est le statut des personnes non-binaires dans la société de genre gouvernée par le patriarcat ? Voilà la question glaciale et brûlante à la fois qui sous-tend cet article. Brûlante car elle ne peut qu’éveiller rage et enthousiasme combatif. Glaciale car à sa seule évocation, les ténèbres de l’incompréhension et de l’oppression étreignent les êtres non conformes au binarisme ambiant.

Car cette question, au fond, suppose ici de douter de l’existence réelle de ces personnes. C’est ainsi que mon ami supposait que la question des non-binaires n’est pas si importante du point de vue de la lutte contre le patriarcat, puisque contrairement aux femmes et aux hommes – y compris transgenre – ce seraient seulement des gens qui ont un problème avec les stéréotypes de genre. Autrement dit, en réalité ce seraient des femmes ou des hommes qui refusent de l’être, de « choisir leur camp ».

Évidemment, de mon point de vue cet argument semble particulièrement fallacieux dans la mesure ou l’on pourrait tout aussi bien dire que les personnes transgenre binaires ont des problèmes avec les stéréotypes de leur genre assigné. Certes, la différence principale serait donc de considérer qu’elles veulent en revanche se conformer aux stéréotypes du genre opposé, mais en quoi cela les rendraient-elles plus réelles ? La seule différence fondamentale tient dans leurs performancesii de genre, elles performent les stéréotypes du genre opposé à celui qui leur a été assigné, tandis que les personnes non-binaires performent une plus grande diversité de personnages, dont ceux interdits, inenvisageables, qui brouillent les stéréotypes et s’écartent des normes. Celles-ci seraient-elles plus légitimes que celles-là ? Certainement du point de vue du patriarcat, certainement pas de celui de la lutte et des existences matérielles des individus car performer est avant tout une exigence du patriarcat pour qu’il puisse exercer son contrôle sur nos vies. Il nous faut agir conformément aux types admis dans ses classes de genre masculin et féminin. Classes qui s’enrichissent d’ailleurs en nouveau types admis avec l’intégration négociée - et toute relative – de groupes récalcitrants comme les gays et les lesbiennes à travers le bien nommé pink-washingiii et l’homonationalismeiv.

Il me semble cependant très peu probable que cette intégration progressive aie lieu en ce qui concerne les non-binaires. Pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’un concept inenvisageable pour le système intrinsèquement basé sur une opposition binaire entre des catégories ontologiquement opposées, féminines et masculines. Dans le cas où il conçoit des déviances au binarisme, celles-ci ne sont alors justement que des déviances comme le montre d’ailleurs les relations aux gays dans les zones conservatrices du patriarcat où ils sont considérés comme des non-hommes puisqu’ils ne s’ajustent pas à la soi-disant nécessité d’être attirés par les femmes. Leur intégration suppose d’ailleurs la flexibilisation des stéréotypes et des frontières de la classe des hommes et non l’intégration d’une nouvelle classe. On peut observer le même type de phénomène avec les personnes trans binaires pour lesquelles l’intégration dépend totalement de la performance et en particulier du passingv. Tout l’enjeu de leur intégration se situe ainsi dans leur capacité à performer correctement un type admis d’homme ou de femme, tout en sachant que du point de vue du patriarcat et de ses sbires, la plus petite erreur de performance est une preuve de tromperie. Pour cette sphère, quelle que soit la transition effectuée, il s’agit de la plus grande des escroquerie car peu importe que vous ayez le meilleur des passing et la plus virile des performance, si vous n’êtes pas un « homme naturel », vous n’êtes pas un homme, et symétriquement pour les femmes. Heureusement, dans la grande majorité des relations sociales, seuls le passing et la performance de genre sont accessible au jugement et leur qualité est donc seule garante de l’intégration à la classe de genre correspondante.

 

Une autre question soulevée par ce débat était celle de la place à accorder aux luttes non-binaires dans la lutte contre le patriarcat. Après tout, si l’on peut douter de la réalité matérielle des personnes non-binaires, ne peut-on pas douter davantage encore de l’existence de l’oppression systémique qu’iels subiraient ? La lutte contre l’embyphobievi ne serait-elle pas, finalement, un frein à la lutte contre le genre et à l’émancipation des principales victimes du patriarcat, les femmes ? Encore une fois, ma réponse est non. Oui, il faut le dire et le répéter, le crier toujours plus fort, les victimes du genre sont avant tout les femmes, y compris et avec d’autant plus de violence les femme trans qui subissent la transphobie en plus du sexisme. La transphobie s’applique, bien sûr, comme je l’ai déjà dit, principalement en fonction de la performance et du passing, lorsque ceux-ci ne convainquent pas la société patriarcale. Dans ce cas ci, les personnes sont reconnues comme des sortes « d’hybrides de genre » et comme tout le monde sait, notre société déteste les bâtards, ces êtres qui défient l’Ordre en ne respectant pas les classes naturaliséesvii. La hiérarchie du patriarcatviii, regardée avec une assez grande généralité pour lisser les exceptions, est en fait assez simple : au dessus sont les hommes, en dessous sont les femmes, et lorsqu’un hybride est reconnu on le met encore en dessous, ce d’autant plus qu’il s’abaisse dans la hiérarchie sociale par son comportement ou ses caractéristiques déviantes. Les femmes trans qui ne sont pas reconnues comme telles sont donc les individues les plus inférieures, dans la mesure où il s’agirait d’hommes qui abandonneraient leur statut de dominant. Les hommes trans, qui eux sont vu davantage comme des femmes cherchant à acquérir le statut dominant parviennent ainsi à être moins fortement rétrogradés, bien qu’ils le soient également en refusant de rester à leur place. Ces déviances et leurs implications hiérarchiques s’appliquent également, dans une moindre mesure et en fonction des positions relatives dans les interactions de genre, aux personnes non-hétérosexuelles.

Qu’en est-il alors des personnes non-binaires dans cette hiérarchie ? Encore une fois, tout dépend du passing et de la performance de genre de chaque personne, mais de tout façon, et c’est là à mon avis la marque de la spécificité des non-binaires, aels ne seront jamais reconnus de leur genre au sein du patriarcat. Si leur situation n’est probablement pas différente globalement de celles des personnes trans binaires, l’embyphobie peut probablement être considérée comme une forme de transphobie spécifique caractérisée par l’impossibilité structurelle du patriarcat de reconnaître le genre des personnes non-binaires. Quel que soit leur performance et leur passing, aels ne peuvent qu’être mégenræs, contrairement aux personnes trans binaires qui peuvent arriver à performer correctement leur genre. Cette situation est autant une mauvaise qu’une bonne nouvelle de mon point de vue. En effet, malgré la souffrance qu’elle peut provoquer par l’incapacité d’être reconnui comme soi-même au sein de la société, cela implique également une impossibilité totale d’intégration au sein du patriarcat, très bonne nouvelle pour la lutte contre celui-ci.

La place des personnes non-binaires dans la hiérarchie patriarcale est donc évidemment fonction de leur performance et de ce que le patriarcat en perçoit. Celles, comme moi-même, avec un passing considérées comme masculin, et reconnues comme « hommes » sont des privilégiées de la classe de genre des hommes et doivent reconnaître la domination qu’elles exercent malgré toute leur bonne volonté. Au contraire, les personnes avec un passing féminin et reconnues comme telles sont intégrées à la classe des « femmes » et subissent donc de plein fouet la domination patriarcale. Cette intégration dépendant de la performance implique évidemment pour la majorité des personnes non-binaires, performant des formes « déviantes », d’être considérées comme des hybrides et placées comme tels dans la hiérarchie.

 

Dans cette mesure, plus que la place de l’embyphobie et des non-binaires dans la lutte contre le patriarcat, c’est la façon dont iels organisent cette lutte qui a toute son importance il me semble. Ce ne sont pas les luttes non-binaires en elles-mêmes qui portent atteinte à l’émancipation vis-à-vis du patriarcat et celle des femmes en particulier mais la manière dont celles-ci s’organisent, s’intègrent et interagissent mutuellement. Il est ainsi absolument nécessaire que ces luttes visent ensemble à l’abolition du patriarcat et du genre. Pour ce faire, il est ainsi indispensable que les luttes non-binaires s’organisent à travers une lutte sans merci contre les situations de privilèges de ses membres et militent pour des revendications allant dans le sens de l’abolition du genre et non celui de la multiplication des genres. Ceci implique d’affirmer une organisation des luttes qui mettent en avant la parole et l’existence des personnes non-binaires à performances féminines et « hybrides » avant tout, subissant tout le poids du patriarcat. Cela implique également de refuser les revendications comme l’obtention d’une troisième marque de genre-sexe sur les documents d’identité pour demander au contraire la suppression de cette indication. Surtout, cela implique une collaboration étroite des luttes féministes, transféministes et non-binaires pour s’assurer que les actions et revendications se rencontrent et agissent à partir des luttes existentielles de toutes dans un intérêt commun pour un avenir libéré du genre et du patriarcat.

Zannazook

i Personne ne reconnaissant pas son genre dans le cadre strict de l’opposition binaire entre masculin et féminin.

ii Réalisation du genre en tant que jeu codifié socialement (tel acte est défini comme caractéristique de tel genre) et instauré par la reproduction régulière de ces codes.

iii A l’instar du plus connu « green washing », il s’agit pour les capitalistes d’utiliser leur soi-disant engagement pour les personnes LGBTQIA+ comme argument de vente et/ou de paix sociale (vis-à-vis principalement des personnes non politisées, libérales ou modérées).

iv Pseudo-intégration des personnes LGBTQIA+ (plutôt LGB) aux sociétés national-étatistes et capitalistes occidentales à travers la « barbarisation » des populations de pays, et de zones comme les banlieues , (particulièrement les musulmans et musulmanes) sous prétexte de leur plus forte homophobie. Un bel exemple d’utilisation de l’argument moisi « Reste calme, t’es quand même pas si mal ici, regarde comme c’est pire ailleurs. »

v Ensemble des éléments physiques permettant à une personne d’être reconnue d’un genre particulier (masculin OU féminin) par les autres personnes.

viDiscrimination, oppression visant les personnes non-binaires

viiClasses sociales, construites socialement que les dominants voudraient faire passer pour des réalités naturelles et indépassables

viii C’est une interprétation hypothétique personnelle qui me semble en accord avec mes diverses lectures sur la sociologie du genre et du patriarcat et ce que je peux en voir tous les jours. J’aimerais voir davantage de travaux sur les relations de domination intersectionnelles au sein du patriarcat qui permettrait d’affirmer ou d’infirmer cette proposition, et de préciser la hiérarchisation des classes patriarcales.

Pour une transversion écologiste sociale

Par Le 26/05/2020

La politique n'est jamais qu'une affaire de mots (et de luttes). Des mots pour concevoir et transmettre les idées qui nous animent. Si les mots ont du sens, il nous faut donc choisir les bons mots. Des mots qui vont exprimer suffisamment pour dire tout ce qu'il y a à dire, mais pas assez pour qu'on leur fasse dire ce qui n'est pas nous.

Chez les écologistes, le choix des mots est d'autant plus important que plus rien n'y est clair. Les écolos y sont maintenant aussi bien de gauche que de droite, capitalistes ou anticapitalistes, progressistes ou primitivistes, libertaires ou autoritaires. Bien sûr il y a des distinctions possibles, entre écologistes libéraux, les écosocialistes, les écologistes sociaules, les écologistes patriotes, etc. Mais tout ça n'est qu'affaire de spécialistes et pour la majorité des gens il n'y a guère qu'un moyen qui s'est imposé pour différentier les écologistes : le moyen d'action qu'ils proposent.

Aujourd'hui il y a essentiellement trois écologismes qui forment deux blocs : la transition ou la révolution. Des mots qui parlent. Qui se sont imposés partout dans les discours. La révolution bien sûr est là depuis longtemps et n'a fait qu'incorporer l'écologisme qu'elle a théorisée1 à ses ambitions plus larges.

La transition quand à elle théorisée par Rob Hopkins, s'est vue octroyée un essor fabuleux en quelques années par l'intermédiaire des politiques et médias qui ont sautæs sur l'occasion de relier durablement l'écologisme à un concept qui propose un vague changement. Un changement progressif qui s’appuierait sur les valeurs libérales de l'action et de la responsabilité individuelle. Permettant ainsi de culpabiliser les classes populaires qui ne feraient pas assez d'efforts ainsi que les politiques auxquells on s'en remet pour mettre en place les changements d'envergure. Ce ne serait presque pas de la caricature de dire que pour la transition, le passage à un monde écoresponsable ce n'est qu'agir individuellement pour faire pression sur les politiques et les entreprises pour les inciter à agir aels-mêmes. La question du capitalisme et de l'Etat-Nation n'est pas abordée, ou très à la marge, pour considérer qu'un monde écologiste est possible, demain, même sans les remettre en cause.

La transition est multiple et c'est là la cause de ces soucis, ne s'étant pas clairement définie autrement que par le changement, elle se retrouve à agréger aussi bien les tenants de l'environnementalisme gouvernemental et capitaliste que ceux de la nouvelle collapsologie. Celle-ci radicalise relativement la transition pour une raison simple : pour elle, le système actuel va s'effondrer et il nous faut donc agir maintenant pour que demain nous puissions gérer cette hécatombe. Mais là encore, problème, le "système industriel" qui va s'effondrer n'est presque jamais relié à la question du système capitalo-étatiste. On peut observer au contraire que nombreuxe sont les théoricieis et partisanis de la collapsologie qui mobilisent leur concept d'effondrement dans le but de susciter le mouvement politique et de permettre la justification de l'imposition relativement autoritaire de comportements et normes environnementales.

Les écologistes sociaules dans tout ça sont évidemment issus du camp de la révolution dont les théories de Murray Bookchin font une formidable synthèse. Car sous les simples mots d'écologie sociale qui renvoient avant tout à la domination sociale que l'huma exerce sur la nature parce qu'ael l'exerce sur ses semblables, se cache une association multiple que je résumerai ainsi : l'écocommunisme libertaire communaliste et progressiste. Mais si la révolution est à l'origine et tient toujours une place de choix dans l'écologie sociale, M. Bookchin y a associé d'autres modes d'actions et particulièrement celui de s'organiser à l'intérieur de la société actuelle pour y mettre en place les institutions et les actions de la nouvelle société à venir. Partant du principe que c'est le seul moyen de permettre à la révolution de s'établir sur des bases sûres quand elle adviendra et d'éviter ainsi toute récupération par les contre-révolutionnaires de tous horizons. Ce mode d'action est à mon avis l'occasion de forger une nouvelle identité écologiste dans le monde actuel. Une identité qui ne soit pas directement liée à la révolution, qui semble avoir perdu son attrait par toute la négativité que le pouvoir lui a associée et par la peur qu'elle peut susciter, mais qui ne l'oublie pas pour autant. Une identité qui puisse traduire correctement l'action qui nous anime et qui puisse faire sa peau à la transition qui enlise l'écologisme dans le capitalisme.

Choisir le bon mot. On peut reconnaitre à la transition qu'elle n'a pas trop mal choisi son nom, trans eo : "aller au delà". "Au delà". J'aime bien, ça suppose une direction, un changement d'état, un nouveau monde. Mais si ce nouveau monde vient de celui-ci, si c'est lui qui va au delà de lui-même, qu'on le porte au delà de lui-même, non merci ! Pas très envie de risquer de garder ses bases oppressives...

La transversion c'est beaucoup mieux ! On pourrait dire traversion aussi. Soyons transversivis !

Transversare, "traverser ; verser au delà", transvertere,"tourner au delà; détournement". A beaucoup d'égard, le mode d'action de l'écologie sociale c'est de traverser la société de domination. Tandis que la transition suppose la métamorphose, le passage de la société d'un état à un autre, l'évolution du capitalisme en une société écoresponsable, la transversion propose tout autre chose : remplacer la société par une autre.

Traverser c'est changer de bord, se mettre en travers de la route du capitalisme. C'est aussi se trouver à l'intérieur de lui, entouré par lui et finir par le percer de part en part pour l'avènement d'une autre société. Traverser ce n'est pas réformer la société mais la mettre à bas de l'intérieur et en travers d'elle pour lui substituer la nouvelle société que nous voulons. Remplacer ses bases par de nouvelles. Traverser c'est verser le capitalisme dans l'au delà.

Traverser c'est aussi passer des frontières, passer au delà de ce qui nous est commun pour se confronter à l'inconnu ou le méconnu. C'est en traversant ces frontières entre nous qu'on crée le lien social, vecteur de l'écologie sociale. C'est par là que la transversion renoue toujours plus avec la révolution libertaire. Elle est transversale, intersectionnelle, elle assemble les luttes contre toutes les oppressions et les transcende. La transversion ne peut accepter aucune oppression, elle ne peut pas plus laisser vivre l'Etat-Nation que le capitalisme. Pas plus que le patriarcat ne pourrait lui survivre. Sa lutte est sans concession.

Dès son origine l'écologie sociale était une passeuse de frontière, à l'image de son fondateur qui a traversé le spectre révolutionnaire avant d'en proposer un dépassement synthétique. A présent, il ne tient qu'à nous, écologistes sociaules et autres écologistes radicaules et libertaires, si mon idée vous séduit, d'être transversivis et de porter la transversion comme mode d'action contre la société de domination et ses systèmes oppressifs et pour l'émancipation et l'harmonie.

 

Zannazook

 

1 Elisée Reclus notamment.

Ecologie sociale : racines et floraisons

Par Le 26/04/2020

Quoi de plus important pour débuter le blog de l’IDEAl que de commencer par présenter le projet politique que nous cherchons à promouvoir : l’écologie sociale.

Celle-ci tire son origine des travaux et propositions de Murray Bookchin, libertaire américain, depuis les années 50 et jusqu’à sa mort en 2006. Comme tout écologisme, il s’agit d’un projet politique visant à permettre une vie humaine qui ne détruise pas la nature et la vie qui nous entoure, cependant, elle se démarque par sa démarche analytique radicale et constructiviste. En effet, Bookchin propose une origine sociale de la destruction de la nature, la domination de celle-ci étant analysée comme l’extension au monde de la logique de domination instituée dans les sociétés humainesi. Ainsi, pour résoudre les problèmes écologiques de nos relations à la nature, il nous faut simultanément résoudre les problèmes sociaux de nos relations entre humains. La protection et la conservation du monde vivant ne pourra pas se réaliser sans l’émancipation des humains.

A partir de ce constat, Bookchin s’appuie sur son bagage militant - d’abord marxiste-léniniste, trotskiste puis anarchiste - pour proposer une analyse synthétique du capitalisme et de ses structures de dominations dans le but de déterminer précisément quel est l’ennemi à abattre. Il insiste notamment sur l’intrication fondamentale entre Capitalisme et État et la nécessité d’en finir parallèlement avec l’un comme l’autre si l’on veut s’émanciper de la société de domination. Impossible en effet d’en finir avec le capitalisme tout en gardant l’état car ce dernier a besoin du premier pour fonctionner, pour financer son fonctionnement et sa bureaucratie à partir de l’exploitation du travail des producteurs et productrices. Inversement, le capitalisme a besoin de l’État pour organiser le développement et la perdurance des marchés ainsi que le maintien de l’ordre et la défense de la propriété lucrative. Pour en finir avec la société de dominations, il nous est donc nécessaire de changer d’organisation sociale, de structure politique. Pour sortir du capitalisme et de l’État, Murray Bookchin propose de réaliser une transformation totale de la société sur de nouvelles bases éthiques et politiques.

 

Un naturalisme éthique et unificateur

L’écologie sociale de Bookchin envisage tout d’abord l’union, et non la séparation, de l’humain et de la nature sous la conception de nature première et nature seconde. C’est-à-dire l’idée selon laquelle humain et nature forment une unité (la nature première, « naturelle ») au sein de laquelle l’humanité peut et doit trouver son propre chemin à partir de sa particularité consciente (la nature seconde, « culturelle »)ii. Soit comme le disait Elisée Reclus « l’humanité c’est la nature prenant conscience d’elle-même »iii. De cette idée découle le principe fondamental d’interdépendance et d’unité dans la diversité. Concernant aussi bien la nature première : l’unité des diverses formes de vie et d’existence au sein de la nature, que la nature seconde : l’unité des diverses formes d’humains au sein de la « culture ». La diversité, dans ses multiples formes, est défendue en particulier pour son apport innovateur et créateur permettant la stabilité – la résilience – de la nature et de la société en lui donnant une meilleure capacité de résolution des problèmes. Chacune des formes étant dépendante de l’existence des autres et des relations qui les lient ensemble au sein de la nature.

Le développement et l’orientation de la société, cette nature seconde cherchant son propre chemin au sein de la nature première doit s’effectuer sur la base d’un naturalisme dialectique. Celui-ci consiste en une démarche éthique basée sur la nature, « fondement de l’éthique sans être éthique en soi »iv et partant de ce qui devrait être – l’idéal éthique – comme base de ce qui est – la meilleure société possible dans les conditions matérielles (naturelles) présentes. En somme, si la perfection n’existe pas, il est possible de trouver dans la nature une source d’inspiration à partir de laquelle s’imaginer cet avenir parfait, inatteignable mais servant de base à la construction de la société.

 

Une société du collectif commun

A partir de cette démarche éthique et de son analyse des dominations, l’écologie sociale cherche à redonner à l’être humain, en chaque individu, la capacité de se réaliser lui-même en fonction de ses envies et préférences, en lien avec les autres humains et la nature. Cet objectif implique alors le développement d’une économie de type communiste correspondant à l’aphorisme de Louis Blanc : « De chacun selon ses facultés à chacun selon ses besoins »v. La production devant servir l’existence de l’humanité et non l’inverse. Celle-ci constitue avant tout un outil de satisfaction des besoins essentiels et sa réalisation est l’affaire de toutes et tous. Le travail de production est ainsi réparti entre tout le monde en fonction des capacités de chacun et chacune. Cela implique une forte réduction du temps de travail permettant aux personnes de s’adonner davantage à des activités créatives et sociales selon leurs envies. Afin de permettre d’accroître encore le temps libre des gens, l’écologie sociale promeut le développement d’une technologie libératrice à partir de la réappropriation commune et individuelle des sciences et des techniques permettant de les remettre au service de l’humanité et de la nature.

Comme on peut le voir, la nouvelle société proposée par Bookchin, implique une réappropriation collective de la capacité de décision des personnes sur l’organisation de leur vie. Cette réappropriation de la politique, le municipalisme libertaire ou communalisme, s’effectue à travers un système de décision directe, à l’échelle des communes ou des quartiers dans lesquels chaque personne participe à la décision au sein d’assemblées générales. Ces communes forment alors des confédérations leur permettant de répondre à des problématiques quelles ne peuvent résoudre seules (ressources « rares » ou mal réparties, infrastructures coûteuses, etc.). Les représentants des différentes communes au sein des confédérations sont soumis à des mandats impératifs et une révocabilité permanente pour garantir la souveraineté de l’assemblée communale sur les décisions prises dans l’assemblée confédérale.

 

Une stratégie de long terme

Enfin, pour parvenir à cette révolution écologiste sociale, Bookchin propose une méthode d’action que l’on peut rapprocher du gradualisme d’Errico Malatesta, constituant à agir ici et maintenant pour aller vers la société idéale par cumul progressif d’avancées conquises à travers les luttes avec l’aide et en s’associant à d’autres forces qui n’ont pas nécessairement les mêmes idéaux. La stratégie écologiste sociale - que j’ai proposé d’appeler « transversion » dans un précédent article – diffère cependant du gradualisme d’une part parce qu’elle prend acte de la non éminence d’une révolution, et d’autre part parce qu’elle ne propose pas de possible réformes réalisables dans le système. Il va sans dire qu’elle soutient ce genre de réformes qui peuvent améliorer la vie des opprimæs, mais son objet est autre : se construire en parallèle du système et en travers de sa route, petit à petit, pour être prêt à prendre sa place lorsque arrivera sa chute.

 

Aujourd’hui, l’écologie sociale est en pleine expansion autour du monde, sous diverses formes plus où moins fidèles, et trouve un écho particulier en France au sein du mouvement des Gilets Jaunes. Pour continuer à la faire vivre et à lui donner des objectifs à la mesure de ses ambitions d’émancipation et d’harmonie, pour nous permettre d’aller vers un avenir désirable, il nous faut donc en faire la critique. Questionner ses certitudes, analyser ses angles morts, proposer de nouvelles approches à la lumière des nouvelles pensées et situations que ce nouveau siècle porte avec lui.

Parmi toutes les militantes et militants qui permettent cette évolution permanente, je citerai ici Floréal Romero et Vincent Gerber dont j’ai pu voir les intéressantes propositions, notamment à travers (respectivement) son dernier livrevi, et un article sur la gestion collective des technologiesvii.

De mon côté, je chercherai dans un premier temps à faire la critique de la représentation naturaliste sur laquelle repose actuellement l’écologie sociale. Celle-ci devant à mon avis être dépassée parce qu’elle est proprement moderne et occidentale et ne peut donc pas adresser un avenir aux humains, et parce qu’elle avalise encore bien trop à mon goût un dualisme séparant humains et non-humains. Trahissant par là son principe « d’unité dans la diversité » car bien que très pousséeviii, la conception de Bookchin ne parvient pas à se libérer totalement de cette idée d’une nature rassemblant tous les non-humains au sein d’une même entité miroir d’une entité humaine.

 

Zannazook

 

iM. Bookchin. (1982). Qu’est-ce que l’écologie sociale ? Atelier de création libertaire. Lyon : septembre 2012 (quatrième édition).

iiM. Bookchin. (1982). The Ecology of freedom. Cheshire Books. Palo Alto : 1982.

iiiE. Reclus. (1905). L’Homme et la Terre. Tome I.

ivM. Bookchin. (1982). The Ecology of freedom.

vL. Blanc. (1839). Organisation du travail.

viF. Romero. (2019). Agir ici et maintenant. Editions du commun. : octobre 2019.

viiV.Gerber. (2019). « Faire de la technique un enjeu politique ». Socialter (Hors série n°6) L’avenir sera low-tech. : mai 2019.

viiiIl conteste notamment l’idée d’une nature objective pour la doter d’une forme de subjectivité créatrice, tant parmi les vivants que les non vivants.