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Pour une alliance féministe et non-binaire

Par Le 05/10/2020 0

Quoi de mieux pour tourmenter les esprits qu’une bonne question de gauchiste ? J’entends par là une question qui ne peut qu’alimenter débats et oppositions théoriques à l’extrême-gauche. Question à laquelle les réponses se doivent d’être mesurées, précautionneuses, pour éviter à la fois les réactions exacerbées de militantis choquæs dans leurs idées, et surtout éviter d’être la source de souffrances et d’oppression. C’est ce genre particulier de question que je vais essayer de traiter dans cet article avec la prudence nécessaire. J’espère que personne ne sera heurtæ par mes propos, dans le cas contraire, j’espère que vous pourrez me pardonner.

 

Il y a quelques mois, un débat avec un ami proche a soulevé des questions auxquelles il me fallait répondre tant elles ont heurté ma sensibilité. Les lecteuris qui lisent régulièrement mes lignes l’auront probablement compris - si ce n’est pas le cas ce sera clair une fois pour toutes – je suis non-binairei. Plus particulièrement, je me considère comme non-genræ, c’est-à-dire ni homme, ni femme. Mais quel est le statut des personnes non-binaires dans la société de genre gouvernée par le patriarcat ? Voilà la question glaciale et brûlante à la fois qui sous-tend cet article. Brûlante car elle ne peut qu’éveiller rage et enthousiasme combatif. Glaciale car à sa seule évocation, les ténèbres de l’incompréhension et de l’oppression étreignent les êtres non conformes au binarisme ambiant.

Car cette question, au fond, suppose ici de douter de l’existence réelle de ces personnes. C’est ainsi que mon ami supposait que la question des non-binaires n’est pas si importante du point de vue de la lutte contre le patriarcat, puisque contrairement aux femmes et aux hommes – y compris transgenre – ce seraient seulement des gens qui ont un problème avec les stéréotypes de genre. Autrement dit, en réalité ce seraient des femmes ou des hommes qui refusent de l’être, de « choisir leur camp ».

Évidemment, de mon point de vue cet argument semble particulièrement fallacieux dans la mesure ou l’on pourrait tout aussi bien dire que les personnes transgenre binaires ont des problèmes avec les stéréotypes de leur genre assigné. Certes, la différence principale serait donc de considérer qu’elles veulent en revanche se conformer aux stéréotypes du genre opposé, mais en quoi cela les rendraient-elles plus réelles ? La seule différence fondamentale tient dans leurs performancesii de genre, elles performent les stéréotypes du genre opposé à celui qui leur a été assigné, tandis que les personnes non-binaires performent une plus grande diversité de personnages, dont ceux interdits, inenvisageables, qui brouillent les stéréotypes et s’écartent des normes. Celles-ci seraient-elles plus légitimes que celles-là ? Certainement du point de vue du patriarcat, certainement pas de celui de la lutte et des existences matérielles des individus car performer est avant tout une exigence du patriarcat pour qu’il puisse exercer son contrôle sur nos vies. Il nous faut agir conformément aux types admis dans ses classes de genre masculin et féminin. Classes qui s’enrichissent d’ailleurs en nouveau types admis avec l’intégration négociée - et toute relative – de groupes récalcitrants comme les gays et les lesbiennes à travers le bien nommé pink-washingiii et l’homonationalismeiv.

Il me semble cependant très peu probable que cette intégration progressive aie lieu en ce qui concerne les non-binaires. Pour la simple et bonne raison qu’il s’agit d’un concept inenvisageable pour le système intrinsèquement basé sur une opposition binaire entre des catégories ontologiquement opposées, féminines et masculines. Dans le cas où il conçoit des déviances au binarisme, celles-ci ne sont alors justement que des déviances comme le montre d’ailleurs les relations aux gays dans les zones conservatrices du patriarcat où ils sont considérés comme des non-hommes puisqu’ils ne s’ajustent pas à la soi-disant nécessité d’être attirés par les femmes. Leur intégration suppose d’ailleurs la flexibilisation des stéréotypes et des frontières de la classe des hommes et non l’intégration d’une nouvelle classe. On peut observer le même type de phénomène avec les personnes trans binaires pour lesquelles l’intégration dépend totalement de la performance et en particulier du passingv. Tout l’enjeu de leur intégration se situe ainsi dans leur capacité à performer correctement un type admis d’homme ou de femme, tout en sachant que du point de vue du patriarcat et de ses sbires, la plus petite erreur de performance est une preuve de tromperie. Pour cette sphère, quelle que soit la transition effectuée, il s’agit de la plus grande des escroquerie car peu importe que vous ayez le meilleur des passing et la plus virile des performance, si vous n’êtes pas un « homme naturel », vous n’êtes pas un homme, et symétriquement pour les femmes. Heureusement, dans la grande majorité des relations sociales, seuls le passing et la performance de genre sont accessible au jugement et leur qualité est donc seule garante de l’intégration à la classe de genre correspondante.

 

Une autre question soulevée par ce débat était celle de la place à accorder aux luttes non-binaires dans la lutte contre le patriarcat. Après tout, si l’on peut douter de la réalité matérielle des personnes non-binaires, ne peut-on pas douter davantage encore de l’existence de l’oppression systémique qu’iels subiraient ? La lutte contre l’embyphobievi ne serait-elle pas, finalement, un frein à la lutte contre le genre et à l’émancipation des principales victimes du patriarcat, les femmes ? Encore une fois, ma réponse est non. Oui, il faut le dire et le répéter, le crier toujours plus fort, les victimes du genre sont avant tout les femmes, y compris et avec d’autant plus de violence les femme trans qui subissent la transphobie en plus du sexisme. La transphobie s’applique, bien sûr, comme je l’ai déjà dit, principalement en fonction de la performance et du passing, lorsque ceux-ci ne convainquent pas la société patriarcale. Dans ce cas ci, les personnes sont reconnues comme des sortes « d’hybrides de genre » et comme tout le monde sait, notre société déteste les bâtards, ces êtres qui défient l’Ordre en ne respectant pas les classes naturaliséesvii. La hiérarchie du patriarcatviii, regardée avec une assez grande généralité pour lisser les exceptions, est en fait assez simple : au dessus sont les hommes, en dessous sont les femmes, et lorsqu’un hybride est reconnu on le met encore en dessous, ce d’autant plus qu’il s’abaisse dans la hiérarchie sociale par son comportement ou ses caractéristiques déviantes. Les femmes trans qui ne sont pas reconnues comme telles sont donc les individues les plus inférieures, dans la mesure où il s’agirait d’hommes qui abandonneraient leur statut de dominant. Les hommes trans, qui eux sont vu davantage comme des femmes cherchant à acquérir le statut dominant parviennent ainsi à être moins fortement rétrogradés, bien qu’ils le soient également en refusant de rester à leur place. Ces déviances et leurs implications hiérarchiques s’appliquent également, dans une moindre mesure et en fonction des positions relatives dans les interactions de genre, aux personnes non-hétérosexuelles.

Qu’en est-il alors des personnes non-binaires dans cette hiérarchie ? Encore une fois, tout dépend du passing et de la performance de genre de chaque personne, mais de tout façon, et c’est là à mon avis la marque de la spécificité des non-binaires, aels ne seront jamais reconnus de leur genre au sein du patriarcat. Si leur situation n’est probablement pas différente globalement de celles des personnes trans binaires, l’embyphobie peut probablement être considérée comme une forme de transphobie spécifique caractérisée par l’impossibilité structurelle du patriarcat de reconnaître le genre des personnes non-binaires. Quel que soit leur performance et leur passing, aels ne peuvent qu’être mégenræs, contrairement aux personnes trans binaires qui peuvent arriver à performer correctement leur genre. Cette situation est autant une mauvaise qu’une bonne nouvelle de mon point de vue. En effet, malgré la souffrance qu’elle peut provoquer par l’incapacité d’être reconnui comme soi-même au sein de la société, cela implique également une impossibilité totale d’intégration au sein du patriarcat, très bonne nouvelle pour la lutte contre celui-ci.

La place des personnes non-binaires dans la hiérarchie patriarcale est donc évidemment fonction de leur performance et de ce que le patriarcat en perçoit. Celles, comme moi-même, avec un passing considérées comme masculin, et reconnues comme « hommes » sont des privilégiées de la classe de genre des hommes et doivent reconnaître la domination qu’elles exercent malgré toute leur bonne volonté. Au contraire, les personnes avec un passing féminin et reconnues comme telles sont intégrées à la classe des « femmes » et subissent donc de plein fouet la domination patriarcale. Cette intégration dépendant de la performance implique évidemment pour la majorité des personnes non-binaires, performant des formes « déviantes », d’être considérées comme des hybrides et placées comme tels dans la hiérarchie.

 

Dans cette mesure, plus que la place de l’embyphobie et des non-binaires dans la lutte contre le patriarcat, c’est la façon dont iels organisent cette lutte qui a toute son importance il me semble. Ce ne sont pas les luttes non-binaires en elles-mêmes qui portent atteinte à l’émancipation vis-à-vis du patriarcat et celle des femmes en particulier mais la manière dont celles-ci s’organisent, s’intègrent et interagissent mutuellement. Il est ainsi absolument nécessaire que ces luttes visent ensemble à l’abolition du patriarcat et du genre. Pour ce faire, il est ainsi indispensable que les luttes non-binaires s’organisent à travers une lutte sans merci contre les situations de privilèges de ses membres et militent pour des revendications allant dans le sens de l’abolition du genre et non celui de la multiplication des genres. Ceci implique d’affirmer une organisation des luttes qui mettent en avant la parole et l’existence des personnes non-binaires à performances féminines et « hybrides » avant tout, subissant tout le poids du patriarcat. Cela implique également de refuser les revendications comme l’obtention d’une troisième marque de genre-sexe sur les documents d’identité pour demander au contraire la suppression de cette indication. Surtout, cela implique une collaboration étroite des luttes féministes, transféministes et non-binaires pour s’assurer que les actions et revendications se rencontrent et agissent à partir des luttes existentielles de toutes dans un intérêt commun pour un avenir libéré du genre et du patriarcat.

Zannazook

i Personne ne reconnaissant pas son genre dans le cadre strict de l’opposition binaire entre masculin et féminin.

ii Réalisation du genre en tant que jeu codifié socialement (tel acte est défini comme caractéristique de tel genre) et instauré par la reproduction régulière de ces codes.

iii A l’instar du plus connu « green washing », il s’agit pour les capitalistes d’utiliser leur soi-disant engagement pour les personnes LGBTQIA+ comme argument de vente et/ou de paix sociale (vis-à-vis principalement des personnes non politisées, libérales ou modérées).

iv Pseudo-intégration des personnes LGBTQIA+ (plutôt LGB) aux sociétés national-étatistes et capitalistes occidentales à travers la « barbarisation » des populations de pays, et de zones comme les banlieues , (particulièrement les musulmans et musulmanes) sous prétexte de leur plus forte homophobie. Un bel exemple d’utilisation de l’argument moisi « Reste calme, t’es quand même pas si mal ici, regarde comme c’est pire ailleurs. »

v Ensemble des éléments physiques permettant à une personne d’être reconnue d’un genre particulier (masculin OU féminin) par les autres personnes.

viDiscrimination, oppression visant les personnes non-binaires

viiClasses sociales, construites socialement que les dominants voudraient faire passer pour des réalités naturelles et indépassables

viii C’est une interprétation hypothétique personnelle qui me semble en accord avec mes diverses lectures sur la sociologie du genre et du patriarcat et ce que je peux en voir tous les jours. J’aimerais voir davantage de travaux sur les relations de domination intersectionnelles au sein du patriarcat qui permettrait d’affirmer ou d’infirmer cette proposition, et de préciser la hiérarchisation des classes patriarcales.

 

Liam Gonzalez Patriarcat Féminisme Non-binaire

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